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Elle
bifurqua à un coin, et je me trouvai dans une rue
sombre aux immeubles sordides, aux trottoirs encombrés
de poubelles. A côté de l'église blanchie
à la chaux, un immeuble gris abritait une funeraria
: une maison de pompes funèbres. L'éclat du
soleil d'avril semblait s'être éteint, et je
faillis rebrousser chemin. Je me sentis prise de panique,
mais à présent, je devais lutter pour mes
enfants, pour mon frère.
Véronica s'arrêta et posa sa main sur mon bras.
Nous étions devant la "Botànica Tropical".
Par la vitre poussiéreuse, j'aperçus des statuettes
de saints, et une rangée de bougies.
Gardez
votre calme, surtout, me recommanda-t-elle.
Elle ouvrit la porte et me conduisit dans la boutique. Une
odeur d'herbes flottait dans la pièce froide et obscure
Un rideau s'entrebâilla et un homme apparut. Il portait
autour du cou un collier de cuir garni de dents d'animaux.
Il me déplut de prime abord, et je sentis que c'était
réciproque.
Madame,
c'est fermé, m'informa-t-il.
Véronica intervint. Lorsque Véronica me poussa
en avant, il ne l'arrêta pas. Voyant qu'elle allait
me faire passer derrière le rideau noir, j'esquissai
un mouvement de recul, prête à demander des
explications.
Allez,
Madame Benson, vous m'avez demandé mon aide, je vous
l'apporte.
Désorientée, je me laissai guider, et je me
trouvai dans une vaste pièce sombre remplie de cartons
contenant des racines desséchées, des statuettes
et un vieux fourneau en fonte. L'obscurité était
telle, que je ne vis pas la petite femme accroupie dans
un coin
C'était la señora Perez. Ses
yeux bruns me regardaient tristement. Elle s'avança
vers moi, les mains tendues, avec une expression d'animal
frappé. Elle avait les mains glacées
Les heures terrifiantes que j'ai passées dans la
botànica hantent encore mon sommeil. Des ombres et
d'étranges odeurs d'herbes se mêlent à
des bruissements inquiétants. Alors, il faut que
je me lève et que je marche dans ma chambre avant
de pouvoir me persuader que ce temps-là fait partie
d'un passé révolu.
Les bruissements étaient produits par les lézards
que don Pedro tenait enfermés dans une cage, près
du fourneau de fonte. Il retira le drap qui la recouvrait
pour que je les voie, puis il en cueillait un. Il le retourna
et, avec un sourire grimaçant, il lui passa l'extrémité
de l'index sur le ventre, en faisant mine de l'inciser
Le Docteur Reichman m'a appris par la suite qu'un lézard
étripé représentait l'un des éléments
du « hechizo », pratique de sorcellerie destinée
à attirer la mort ou la maladie. Don Pedro était
un sorcier ; il travaillait avec les puissances du Mal,
et, pour conjurer les esprits des morts, il utilisait des
lézards, du sang de coq noir et de la terre recueillie
dans les tombes fraîchement creusées.
Me détournant de la cage, j'aperçus une image
de saint Michel accrochée au mur, la tête en
bas. Je ne voyais pas très bien alors le rapport
avec la sorcellerie, mais l'effet était bizarre et
assez déplaisant. Je regrettai que Véronica
m'ait quittée : sa présence me rassurait.
Je restais seule avec la señora Perez et don Pedro
qui me servait d'interprète.
Elle
commença par une justification de son passé.
Elle avait été élevée dans un
port de pêche, sur la côte Est de Porto Rico,
où son père possédait une petite boutique.
Ils étaient pauvres, mais elle avait des chaussures
et fréquentait l'école. A l'âge de seize
ans, elle alla à San Juan, où une cousine
l'avait invitée à l'occasion d'une fiesta.
C'est là que, sur la plage, devant les flammes dansantes
des feux de joie, elle avait connu le père de Tonio.
Il était
Noir, pas comme moi, un vrai Nègre. Il était
mauvais aussi.
Elle pensait qu'il lui avait versé un philtre d'amour
? Je compris qu'ils avaient vécu en union libre,
sans être passés par l'église. Il était
matelot, et, quand il descendait à terre, il s'enivrait,
mais ses apparitions se faisaient de plus en plus rares.
Tonio naquit pendant son absence
Après quoi,
la jeune femme se trouva complètement démunie.
Il ne lui restait plus d'argent pour payer le loyer et la
nourriture. Pendant cette période critique, elle
avait rencontré un garçon de café propre
et sobre. De plus, il paraissait aimer le bébé.
Ils s'installèrent ensemble.
Deux ans après la naissance de Tonio, le marin revint
inopinément, plus ivre et plus amoureux que jamais.
Quand il apprit que sa compagne l'avait remplacé,
il se précipita chez elle pour la tuer. Elle fut
transportée à l'hôpital avec une fracture
du bassin. Cet accident l'empêcha d'avoir d'autres
enfants. Elle ne revit jamais le père de Tonio. Elle
resta plusieurs mois à l'hôpital, ne recevant
pour toute visite, que celle d'une voisine nommée
Theresa qui s'occupait du bébé. Le garçon
de café le lui avait confié pour partir pour
le New Jersey. A sa sortie de l'hôpital, elle n'avait,
pour l'accueillir, que le logis de Theresa, et celle-ci
menait joyeuse vie. Elle faisait la tournée des bars
de « la Plaza, à la colline », et elle
ramenait des hommes chez elle. Ils n'étaient séparés
de l'enfant que par un rideau. La señora Perez trouva
un emploi de barmaid.
Tonio avait six ans lorsqu'elle s'installa avec Ramon. Il
n'était ni joueur, ni buveur, mais, malheureusement,
Tonio le détestait. Après de vains efforts
pour les rapprocher, elle mit le gamin en pension chez une
tante de Ramon qui habitait dans les environs de Guayama.
C'était
la campagne, je pensais que ça lui ferait du bien.
C'était une mauvaise femme, dit la señora,
elle fabriquait du rhum sans autorisation légale
Mais ce n'était pas le pire : Tonio fut pris de convulsions
épileptiques. C'est du moins ce que je compris, et
le remède de la vieille tante consistait à
le rouer de coups. parfois, elle l'attachait dans le lit
et le piquait avec des épingles.
Quand je
l'ai su, j'ai demandé à le reprendre, continua
la señora Perez, mais Ramon ne voulait rien savoir.
L'épreuve ne prit fin que six ans plus tard
Ramon avait poignardé un marin, et il fut abattu
par la police.
C'est alors que Perez entra dans la vie de la malheureuse
femme. Il lui promit de lui donner un foyer aux Etats-Unis,
et accepta même de se charger de Tonio ; mais, quand
elle alla chercher l'enfant chez la vieille tante, il avait
disparu. La femme refusa tout d'abord de fournir des explications
; cependant, devant un billet de cinq dollars, sa langue
se délia. Elle raconta que Tonio avait mal tourné.
A ce stade, don Pedro esquissa un sourire.
Il alla
chez une bruja, une sorcière
Je connais
le mot, dis-je.
Je me souvenais de la peinture de Guayama, dans la galerie.
Le Docteur Reichman m'avait appris que c'était un
antre de sorciers.
Dans l'après-midi, la señora Perez essaya
de récupérer Tonio. Elle finit par découvrir
la case de la sorcière, isolée au milieu d'une
palmeraie. Elle eut beau lui faire miroiter la promesse
d'une vie facile à New York, d'un appareil de télévision
et de vraies chutes de neige, le prudent Tonio refusa de
quitter sa bruja. Chez elle, il avait l'impression délicieuse
de terroriser ses anciens persécuteurs. Il apprenait
probablement des pratiques de sorcellerie avec des philtres
et des herbes. La señora Perez dut donc se résoudre
à repartir sans lui, punie de son abandon.
Mais la vielle du départ des Perez, Tonio était
revenu à la Esmeralda, couvert de sang et le visage
tuméfié. Il avait été lapidé
en allant au hameau, faire des courses pour la sorcière.
Une fille était morte la nuit précédente,
et les gens l'accusaient de lui avoir jeté un sort.
Mal de
ojo, expliqua don Pedro ; ils prétendaient qu'il
avait le mauvais il.
Tonio était donc parti pour New York
Tonio
s'adapta à sa nouvelle vie. Bien qu'il eût
l'âge scolaire, ses parents ne l'obligèrent
pas à fréquenter l'école, et il était
libre de vagabonder dans la ville. Même à l'âge
de 13 ans, Tonio était différent des autres
ses yeux de forme oblique avaient un regard trop fiévreux
pour être tout à fait normal. Il avait le teint
plus foncé que celui de sa mère, et dans les
poses qu'il prenait, je décelai une sorte de gaieté
sauvage et insolite. Sur toutes les photos, il portait un
vêtement noir à col montant.
Cette cape,
il la mettait toujours. Elle lui donnait l'air d'avoir des
ailes, expliqua sa mère.
Pendant un moment, il parut s'être libéré
de son passé : ses crises d'épilepsie s'étaient
arrêtées ; il avait appris l'anglais, et il
travaillait comme livreur chez un boucher. Cependant, au
bout de quelques temps, il perdit son emploi.
Après cet essai, il fut livré à lui-même,
traînant dans les rues, vêtu de sa cape noire,
ou lisant des illustrés. Sa mère le trouvait
souvent assis sous le porche de l'immeuble, regardant passer
les filles avec des yeux ardents
Un matin, en partant faire son marché, elle trouva
des voitures de police rangées le long du trottoir.
Beaucoup de gens étaient groupés devant la
porte de l'immeuble voisin où demeurait Maria Sanchez
dont le corps, décapité, venait d'être
découvert à Central Park. Pas plus tard que
la veille, Tonio l'avait suivie des yeux
Un peu après, faisant le lit de son fils, elle avait
découvert sa chemise tachée de sang enfouie
sous le matelas, et, quand elle l'avait dépliée,
un couteau était tombé sur le sol
Il
avait répondu qu'il avait saigné du nez et
que le couteau, il l'avait trouvé.
Deux mois plus tard, il s'absenta toute la nuit et le matin
même, le corps de Theresa Ruggiero fut découvert
sur le terrain de jeu. Ce jour-là, les vêtements
de Tonio ne portaient aucune trace de sang, mais Perez trouva
sa femme au bord de la crise de nerfs et il la força
à lui faire part de ses soupçons. Il ne leur
vint pas à l'esprit d'avertir la police.
Perez prit alors un emploi de gardien dans l'immeuble de
la Deuxième Rue, puis il se mit à boire
sa femme s'adonna au spiritisme et Tonio prétendit
que les images saintes l'impressionnaient ; ils l'installèrent
dans un appartement vide en attendant qu'un locataire se
présente. Me souvenant du couteau découvert
dans le cabinet de débarras de Joël, je demandai
:
Etait-il
à cran d'arrêt ?
La señora Perez me fit un signe affirmatif.
En septembre, Victoria Diaz fut assassinée près
du lac des Canots. Cette nuit-là, Tonio avait été
interrogé par l'agent de service à Central
Park. La police n'eut aucun mal à retrouver la trace
du garçon aux yeux obliques et à la cape noire.
Dans la soirée, deux policiers en civil se présentèrent
à la porte de son immeuble.
Ils ne
l'ont pas trouvé, dit la señora.
Où
était-il ?
Elle s'agita fébrilement, et son regard se posa alternativement
sur don Pedro et sur moi.
Je vous
prie, suppliai-je.
Elle regarda don Pedro qui se tourna vers moi
A ce moment-là,
madame, il était mort
dit-il.
Assise dans la pièce obscure, j'essayai d'assimiler
cette nouvelle : alors que je me croyais sur la piste de
Tonio, ils m'annonçaient qu'il était parti
à jamais. Le choc m'abrutissait, mais j'eus vaguement
conscience de l'importance de cette disparition. Si Tonio
était mort à la fin de septembre, il ne pouvait
avoir connu Joël qui n'avait aménagé
qu'en novembre. Joël était donc seul en cause
dans l'assassinat de Sherry.
Mort ?
Comment est-ce possible ? Un garçon de dix-sept ans
ne meurt pas comme ça. pourquoi les journaux n'en
ont-ils pas parlé ?
Personne
ne le sait, dit don Pedro.
Il consulta la señora Perez et reprit :
La nuit
du meurtre de Victoria Diaz, Perez avait bu. Il était
d'une humeur massacrante. En arrivant chez lui, il vit Tonio
qui rentrait. Il était une heure du matin. Des sorties
aussi tardives ne valent rien pour un garçon de cet
âge ! Il explosa, et suivit Tonio dans l'appartement
qu'il occupait. Ils se querellèrent et se battirent.
Tonio sortit un couteau. Mais Perez était fort ;
de surcroît, il était ivre. Il le frappa avec
un morceau de plomberie
Comment
la police n'a-t-elle pas trouvé le corps ?
Perez l'a
mis dans une malle qu'il a jetée dans le fleuve.
Il l'a transportée jusque-là avec une charrette
à bras.
Des images de cette besogne sinistre passèrent devant
mes yeux
Soudain, la señora éleva la voix, son visage
tourmenté prit une expression suppliante :
Elle dit
qu'elle n'a appris l'événement que beaucoup
plus tard. Elle croyait que Tonio s'était enfui.
Je m'expliquai que, dans ces conditions, elle avait pu dérouter
la police. Mais, si elle était persuadée que
Tonio se cachait, elle avait dû espérer qu'il
lui donnerait de ses nouvelles
Octobre passa, Joël
était arrivé. C'est probablement alors que,
en nettoyant l'appartement, Perez avait lancé le
couteau à cran d'arrêt sur le rayon du placard
de l'entrée où je l'avais trouvé plus
tard
La señora
Perez ne sut pas ce qui s'était passé avant
le coup de téléphone.
Quel coup
de téléphone ? demandai-je.
L'appel
de Tonio.
Je reportai mon regard sur la femme :
Tonio n'était-il
pas vraiment mort ?
Il est
mort, madame, dit don Pedro, le dernier jour de septembre.
Tout est arrivé comme je vous l'ai dit. Après
quoi, le temps a passé, plusieurs mois
l'hiver
dernier, la señora Perez répondit au téléphone
: c'était Tonio.
D'un geste de la main, il me fit signe d'attendre avant
d'émettre un jugement. Il continua :
Ce n'est
pas quelqu'un qui veut se faire passer pour Tonio : il parle
de la querelle et de la malle. Ce sont des détails
que personne d'autre ne connaît. Il dit qu'il était
revenu pour punir Perez. (Il marqua un temps d'hésitation)
Ce fut un choc terrible pour Perez. Ce jour-là, il
resta chez lui et but. Finalement, mort de peur, il avoua
à sa femme qu'il avait tué Tonio.
Il se tut de nouveau avant de poursuivre :
Et cette
nuit-là, il mourut à son tour.
Je me rappelais qu'il était tombé du toit.
Cependant, une chute en état d'ivresse est un fait
divers qui ne nécessite pas une interversion surnaturelle.
Il y a
autre chose, dit don Pedro. Ce soir-là, on l'avertit
au téléphone que la porte qui mène
au toit claquait depuis un moment. Il eut un pressentiment.
Il ne voulait pas y aller, mais son interlocuteur insistait.
Il monta. Sa femme entendit un hurlement, suivi d'un horrible
bruit dans la rue. Elle se précipita dehors et le
trouva mort sur le trottoir.
Un silence suivit, pendant lequel mon esprit s'efforçait
d'enregistrer les faits. Peut-être quelqu'un avait-il
précipité Perez dans le vide
Les flics
accoururent à ses cris. La foule l'entoura. Elle
était sur le trottoir auprès du corps de Perez.
C'est alors qu'elle vit votre frère.
Impossible,
murmurai-je ; à l'époque, Joël avait
déjà quitté le quartier : il était
chez moi, ou à Bellevue.
Votre frère,
répéta-t-il, il quitta l'immeuble et remonta
la rue. Il se retourna et lui fit un signe de la main. Alors,
elle s'aperçut que c'était en réalité,
Tonio. Il avait
(il chercha le mot juste) l'allure
de Tonio.
A cet instant, un détail me revint à l'esprit.
Le soir où Joël avait emprunté le chemin
des glycines, j'avais vu par la fenêtre une silhouette
familière, mais dont la démarche m'était
inconnue.
J'essayai de me persuader que les morts ne viennent pas
s'emparer des vivants, mais, dans cette atmosphère
étrange, il me sembla entendre la voix qui parlait
espagnol dans mon bureau. D'autres souvenirs affluèrent
: cette sortie par la fenêtre d'un garçon sujet
au vertige, l'amnésie, la main griffée
Non, dis-je
fermement, je suis sûre que ce n'était pas
mon frère.
Je me levai vivement, agrippant mon sac.
Je regrette,
ajoutai-je, excusez-moi, mais il faut que je m'en aille
: mes enfants vont rentrer de l'école.
Faites
bien attention à vos enfants, madame, dit don Pedro.
Je fis semblant de ne pas comprendre. La sonnette du magasin
retentit. Des gens entrèrent.
Ne vous
occupez pas de moi, dis-je. Je sors, je ne veux pas déranger
vos clients.
Ce ne sont
pas des clients.
Je me retournai, et je les vis entrer dans la pièce.
En m'apercevant, ils s'arrêtèrent, embarrassés.
Don Pedro s'adressa à eux en espagnol, puis il se
tourna vers moi.
Il faut
que vous restiez, madame.
J'hésitai. Je l'avais entendu prononcer le nom de
Joël Delaney, et une lueur d'intérêt s'était
allumée dans les regards qui convergeaient vers moi.
Restez,
ils essaient d'attraper Tonio.
Je regardai, stupéfaite.
Nous voulons
le retirer de votre frère, intervient don Pedro.
Mais il faut trouver un moyen de l'apaiser.
Devant l'autel de fortune, don Pedro entonna des incantations
; se tourant successivement vers chacun des points cardinaux,
il invoquait les Esprits des quatre coins du monde. Il prit
une bouteille de rhum, en versa une partie dans les calebasses
qu'il tendit à l'assistance. Je me contentai de poser
mes lèvres sur le bord du récipient, mais
ce geste parut le satisfaire.
Ils formèrent un cercle et se mirent à chanter
un court refrain qu'ils reprirent sans cesse en réponse
aux psalmodies de don Pedro. Je sentis que je n'étais
pas des leurs. Ma répugnance s'accrut à mesure
que le chant prenait de la force.
Le garçon qui était près de moi, se
dirigea en dansant, vers le centre du cercle. Soudain, il
poussa un cri, plongea en avant et, au moment où
il atteignit le sol, son corps devint rigide. Personne ne
vint à son secours. Le rythme de l'incantation se
ralentit simplement. Une femme me toucha le bras en guise
d'avertissement, et je vis alors que don Pedro nouait un
grand foulard de soie autour de la taille du jeune homme.
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illustration
de Marvin Friedman
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Le garçon redressa lentement la tête. Son visage
semblait transformé. On aurait dit que le jeu des
muscles avait changé. Il prit une profonde inspiration
et lança une réponse dont le sens m'échappa
; mais, à en juger par l'effet de choc qu'elle provoqua
dans l'assistance, il s'agissait d'une terrible menace.
Le chur marqua une hésitation
Le garçon bondit et, d'un coup sec, il souleva le
drap noir placé sous la statuette de saint Marc :
images, bougies, calebasses, bouteille de rhum, tout vola
dans la pièce.
Dès que les bougies eurent été mises
à l'abri, pour éviter un incendie, les psalmodies
reprirent Don Pedro s'approcha du jeune homme écroulé
sur le sol, et lui parla d'une voix douce. Ce dernier poussa
un gémissement et s'assit péniblement. Il
paraissait hébété. D'un geste de la
main, don Pedro interrompit les incantations. Les ampoules
électriques s'allumèrent, et nous vîmes
la statue du saint en miettes, la bouteille de rhum brisée,
et la cage aux lézards renversée tandis que
les petits reptiles, affolés, cherchaient un abri.
Incapable de surmonter mon dégoût, je m'apprêtais
à partir quand don Pedro s'approcha de moi :
Il ne veut
pas sortir. Amenez votre frère, et nous essayerons
de nouveau. Avec lui, mon pouvoir est plus fort. Nous pouvons
aussi tuer un coq.
Je sentis mes genoux fléchir et prise de nausées
je sortis en courant.
Dans le taxi qui me reconduisait, j'étais tellement
écurée, que je dus baisser la vitre.
Des perceptions confuses et des images décousues
affluaient sans cesse ; l'odeur de l'encens, la lueur vacillante
des flammes, le visage grimaçant du garçon
Les disciples de don Pedro pouvaient s'imaginer que Tonio
s'était emparé du corps de Joël, mais
ce n'était pas une raison pour qu'il en soit ainsi.
Don Pedro gagnait sa vie en forgeant de telles croyances
et en vendant ses services en tant qu'intermédiaire.
J'eus l'impression qu'il était sur le point de me
citer des prix. Un sacrifice sanglant comportait naturellement
un supplément. Peut-être même avait-il
inventé que Tonio était mort pour empêcher
la police de poursuivre son enquête. mais il ne pouvait
guère supposer que j'irais avertir la police de ce
décès, puisque, dans ce cas, Joël deviendrait
le suspect numéro 1. D'ailleurs, je ne croyais pas
la señora Perez capable de se prêter à
une telle supercherie. Pendant la dernière partie
du trajet, je demeurai hébété, le regard
perdu.
Nous étions passés devant les enfants avant
que mon cerveau ait enregistré leur présence.
Remontons
Lexington Avenue, dit Peter.
Oncle est
saoul, me dit Carrie
Ou drogué,
fit Peter, à moins qu'il ne soit devenu fou
Expliquez-moi
ce qui s'est passé !
Je ne sais
pas exactement. Il était dans ton bureau, quand,
soudain, nous avons entendu un fracas épouvantable
; on aurait dit qu'il cassait le mobilier. Puis il s'est
mis à crier
Que criait-il
?
Des mots
en espagnol. Nous n'avons rien compris.
J'espère
que vous ne vous êtes pas approchés !
Peter a
essayé d'entrer, dit Carrie, mais il s'est précipité
sur le palier.
Ma gorge se serra.
Et ensuite
?
Il a recommencé
à vitupérer, dit Carrie
Il disait que
nous voulions le renvoyer dans un trou noir !
Je tentai de refouler une horrible pensée ; tout
s'était passé pendant la cérémonie
de don Pedro. Etait-ce une coïncidence ? A moins que
les pratiques du sorcier n'aient réellement produit
un effet concret.
J'emmenai les enfants dans un drugstore, et j'entrai dans
une cabine téléphonique. J'appelai Erika à
son domicile, mais personne ne répondit. J'essayai
alors de la joindre à l'hôpital et je n'obtins
que sa secrétaire.
Assise dans la cabine, le regard tourné vers les
enfants et le grand berger noir. La présence du chien
nous interdisait l'accès d'un cinéma ou d'un
restaurant. D'autre part, je ne voulais pas avoir recours
à Ted qui m'aurait demandé des explications.
Je pensai soudain au docteur Reichman et je l'appelai aussitôt.
Il ne put me donner de précisions au sujet d'Erika.
Craignant qu'il ne raccrochât, je lui répétai
ce que les enfants m'avaient raconté. Je parlai aussi
de don Pedro et de ses tentatives d'exorcisme.
Venez donc
chez moi, nous serons plus à l'aise pour causer.
J'ai mes
enfants et un berger hongrois avec moi.
Amenez-les
tous, soupira-t-il ? Mais ne perdez pas de temps, je dois
prendre un avion.
Hans Reichman était un de ces psychiatres de la vieille
école qui affectionnent les constructions traditionnelles
et méprisent les immeubles en verre et acier de Park
Avenue ? Aux yeux de mes enfants, la vieille bonne, les
murs couverts de livres et le mobilier démodé
appartenaient à un autre âge.
Pendant que la servante apportait un plateau garni de tranches
de pain bis, de fromage et de caviar rouge, le docteur Reichman
nous parla du voyage qu'il allait entreprendre le soir même.
Pendant que les enfants allaient acheter une boîte
d'aliments pour chien, le docteur Reichman m'emmena dans
son bureau de consultations. Il s'installa à sa table
de travail et je lui exposai le cas de Joël. Je parlai
de son séjour à Bellevue, de sa sortie par
la fenêtre, de la soirée d'anniversaire, et
j'ajoutai même que je l'avais soupçonné
de m'avoir droguée la nuit de l'assassinat de Sherry.
Lorsque j'en vins à l'histoire de la mort de Tonio,
il chercha un stylo, et, pendant que je décrivais
la séance de don Pedro, il ne cessa de noircir les
pages de son bloc. Je terminai mon récit par le rapport
des enfants concernant la fureur de Joël et son refus
de retourner dans un trou noir.
Pendant
ce dîner d'anniversaire, avez-vous remarqué
un changement dans sa physionomie ? demanda-t-il.
J'essayai de me représenter le visage de Joël
durant cette soirée. Il était rouge, mais
j'avais mis cela sur le compte du champagne. Je me souvins
alors du jour où je l'avais trouvé chez lui
les traits déformés, la voix transformée.
Pas ce
soir-là, dis-je, mais quand je suis allée
dans son appartement.
Il poussait
de longs soupirs, il hoquetait d'une façon anormale
?
Oui, c'est
cela.
Il consulta ses notes.
Perte de
conscience, amnésie, phénomènes classiques.
il semble que seuls les sujets exorcisés par les
prêtres du Moyen-Age aient été exempts
d'amnésie.
S'agit-il
de
ce que pense don Pedro ?
Je ne pouvais me résoudre à prononcer le mot
« possession ».
Disons
plutôt que c'est un affaiblissement de la personnalité
sous l'effet du processus de pulsion.
J'eus une lueur d'espoir qui s'éteignit lorsqu'il
ajouta :
C'est ce
que l'on appelle : la possession, autrement dit, le somnambulisme
démoniaque.
L'expression s'associa, dans mon esprit, à des visions
de démons hurlants, de pierres tombales renversées,
toutes ces fictions fantastiques datant d'une époque
révolue. Je pensai que ses recherches sur la magie
noire lui avaient dérangé le cerveau. Pourtant
il paraissait totalement saint d'esprit et si compréhensif
que je me surpris à lui demander :
La possession
existe-t-elle réellement ?
Oh ! oui.
On en connaît des cas, répondit-il d'un ton
très naturel. C'est une histoire très ancienne,
dit-il en indiquant un livre relié en veau. Déjà,
à l'ère Babylonienne, des inscriptions en
écriture cunéiformes tracées sur des
tablettes donnaient des formules destinées à
chasser les Esprits possesseurs. Durant la période
de la captivité des Hébreux à Babylone,
ces croyances s'introduisirent dans le judaïsme, puis
de là, dans le christianisme
Les prêtres égyptiens étaient des exorcistes
réputés. A la fin de la période hellénistique,
les Grecs eux-mêmes ont adopté cette croyance.
Nous trouvons des descriptions d'individus possédés
dans les uvres de Lucien de Samosate et de Philostrate,
un sophiste grec du 3ème siècle.
Mais il
y a longtemps de cela
Tous ces
volumes ont trait à l'Afrique. ils contiennent des
rapports de missionnaires et d'ethnologues sur des cas de
possession par des Esprits et des fantômes. Ceux-ci
concernent l'Asie : au Japon, la possession est principalement
l'uvre des animaux, mais en Chine, nous en arrivons
au cas qui nous intéresse : la possession par des
individus décédés à une époque
récente. Dans « la possession du démon
» John Nevius, qui fut quarante ans, missionnaire,
rapporte que le phénomène est courant. Mais
il s'agit d'un autre continent, me direz-vous. Alors prenons
William James : dans ses « Principes de psychologie
» il cite le cas d'une fillette de 14 ans résidant
à Watseka, dans l'Illinois. Elle était possédée
par la fille d'une voisine morte dans une maison de fous.
Ce rayon-ci est consacré à la littérature
spirite américaine moderne. Elle traite précisément
du sujet qui nous occupe : les esprits possesseurs des Caraïbes.
Le docteur Myal Singh de La Trinité est le grand
spécialiste de ces questions. Après votre
coup de téléphone, je l'ai appelé.
Il nous attend. Les enfants peuvent rester ici.
Le Saint-Germain était l'un de ces hôtels délabrés
divisés en appartements comme il en existe dans le
haut Broadway. Le Docteur Singh vint nous ouvrir. Brun,
mince, coiffé d'un turban, il devait avoir dépassé
la soixantaine. Son éducation était manifestement
britannique.
Il paraît
que vous avez eu des expériences troublantes, ces
derniers temps ?
En racontant une fois de plus mon histoire, je me faisais
l'effet d'être un enfant qui récite un conte
dans un salon.
Je trouve
la séance, à la Botànica, extrêmement
intéressante : la statue de saint Marc, la distribution
de rhum, les incantations
Oui, c'est
le « Bella-bella » dit le docteur Singh. Le
cercle, la ballade avec répons, le jeune danseur
possédé : c'est une pratique magique destinée
à découvrir les griefs des défunts.
Mais le
mot « ballade » est français. S'agit-il
donc d'un rite vaudou ? demandai-je.
Ce qui
arrive à votre frère n'a aucun rapport avec
le vaudou qui est un culte associé à un ensemble
de pratiques magiques et célébré par
un prêtre ou une prêtresse en présence
de fétiches sacrés.
L'obeah
est fondé sur l'usage de philtres et de charmes et
il consiste à établir la communication avec
les défunts. Ce culte est très répandu
dans les îles Caraïbes, et il a fortement marqué
le spiritisme portoricain. Le foulard autour du danseur
possédé, le rhum, les incantations sont empruntées
au rituel obeah.
Dois-je
laisser don Pedro essayer l'exorcisme ?
Le visage du docteur Singh exprima l'indignation :
Don Pedro
est un imposteur ! s'écria-t-il. La pratique du véritable
obeah ne nécessite ni lézards, ni calebasses,
mais une étude avec un professeur qualifié.
Le docteur parut embarrassé.
Ce n'est
pas si simple, chère madame ; l'histoire de l'exorcisme
est en grande partie faite d'échecs. Non seulement
il augmente souvent la force de la possession, mais les
exorcistes risquent de devenir eux-mêmes les victimes
de l'esprit possesseur. Dans le cas célèbre
de Loudun, quatre exorcistes différents ont été
possédés, et même les spectateurs peuvent
l'être. Cette pratique est considérée
comme dangereuse.
Frémissante d'impatience, j'attaquai directement
:
Docteur
Reichman, croyez-vous que Joël soit possédé
par Tonio ?
Le docteur prit le soin de choisir ses mots :
Nous avons,
je crois, une pulsion dominante qui forme le noyau de la
cristallisation psychasthénique, répondit-il
enfin. Naturellement, l'idée que l'on se fait de
la possession dans le milieu de la victime détermine
l'interprétation de cette pulsion.
Cependant, le docteur Singh donnait des signes d'impatience.
Dans ce
cas, dit-il, expliquez-moi donc comment cette intéressante
théorie justifie l'existence de phénomènes
associés à la possession : la voix et l'accent
de l'Esprit possesseur différents de l'individu possédé,
et comme dans le cas qui nous préoccupe, il s'exprime
dans une langue inconnue de son hôte ?
En ce qui
concerne la langue espagnole, le mystère est facile
à éclaircir, répondit le docteur Reichman.
Le jeune homme a séjourné quelque temps à
Tanger, A New York, il habitait un quartier portoricain.
L'inconscient possède une capacité d'enregistrement
incroyable.
Ces paroles furent accueillies par ce silence hostile qui
marque le désaccord de deux experts. Après
quoi, le docteur Reichman essaya aimablement de dissiper
le malaise, mais les propos du docteur pénétraient
dans mon esprit. Nous prîmes poliment congé
tandis que la peur m'étreignait de nouveau.
Sur le chemin de retour, le docteur Reichman entreprit de
me rassurer.
Le développement
d'une seconde personnalité sous l'effet d'une pulsion
n'est pas un phénomène aussi rare que vous
pourriez le croire, ma chère. Dans certains cas,
les malades ont été guéris.
Vous croyez
qu'il a pu tuer Sherry ?
Il me serra le bras dans un geste de compassion
Voilà
ce qu'il nous faut découvrir. C'est un garçon
qui souffre de désordres mentaux. Il ne peut être
question de prison ou de condamnation à mort, comprenez-vous
? Le pire serait l'internement par mesure de sécurité
!
Matteawan
?
C'était l'hôpital d'Etat réservé
aux fous criminels.
C'est possible.
Nous devons regarder les choses en face. S'il a commis cet
acte, il est malade, mais il est aussi dangereux. Vous ne
devez pas le revoir avant qu'il ait été hospitalisé.
Comment
va-t-on
procéder ?
C'est l'affaire
du docteur Lorenz. Vous devriez le voir immédiatement.
Je voudrais pouvoir rester à titre de conseiller.
Indépendamment de l'intérêt que vous
m'inspirez, je suis passionné par ce cas. Malheureusement,
je dois partir pour Lima ce soir même.
Je comprends,
dis-je, tandis qu'il me guidait vers une cabine téléphonique.
Il appela Erika, puis je téléphonai aux enfants
pour les prévenir que j'arriverais plus tard que
prévu.
Erika vint m'ouvrir elle-même. Pieds nus et vêtue
d'un blue-jean, elle tenait une cafetière à
la main.
Charles
a congé, ce soir ? demandai-je.
Ne prononcez
pas son nom. Je suis folle de rage. Il s'est envolé
pour Amsterdam alors que je le lui avais expressément
interdit
Elle posa un cendrier devant moi, et s'assit en tailleur
sur le divan garni d'une épaisse couverture de laine.
Hans m'a
raconté que Joël était possédé
par Tonio Perez, le Coupeur de têtes, dit-elle sur
un ton ironique.
Je ne le démentis pas
Il me semble
que Tonio soit mort, dis-je.
Vous en
êtes sûre ?
Ils n'auraient
pu monter toute cette histoire.
Elle alluma une cigarette et souffla la fumée d'un
air méditatif
Il a dû
apprendre la nouvelle par un moyen subliminal, peut-être
d'après le comportement du gardien.
Joël
? demandai-je. Il ne savait pas que Tonio existait et encore
moins qu'il était mort.
Elle ne voulut pas l'admettre.
Ne minimisez
pas le rôle de l'inconscient, mon chou. Il a appris
quelque chose qui correspond à son besoin de fuir
le passé. Il a essayé la rupture, l'exil,
puis le hachisch et le L.S.D. Aucun de ces moyens n'a donné
de résultats. Ainsi s'est formée une seconde
personnalité.
Pourquoi
?
Pourquoi
pas ? serait plus logique. Une mère neurasthénique,
un père absent, des revers de fortune
sans
parler de votre abandon.
Erika !
Qui sait
quels fantasmes sont nés dans son cerveau quand il
était enfant et avant ces événements
? On n'imagine pas jusqu'où peuvent mener la rage
et le complexe de culpabilité.
Qu'allez-vous
faire de lui, à présent ?
Elle remit en place les épingles d'écaille
qui retenaient ses cheveux noirs.
Penthotal
d'abord, pour déterminer les motivations, ensuite
hypnose, et suggestion afin de lui démontrer que,
tout compte fait, son crime est pardonnable. Tout dépend
de ce que nous allons découvrir.
Comment
avez-vous l'intention de vous
"emparer"
de lui ?
Il a rendez-vous
avec moi, demain. Au fait, vous ne devrez pas rentrer chez
vous, pas après l'incident de cet après-midi.
J'acquiesçai d'un signe de tête.
Où
logerez-vous ? demanda-t-elle.
Je trouverai
bien un hôtel. A moins que je n'aille à Fire
Island, qu'en pensez-vous ? Les vacances de Pâques
commencent la semaine prochaine
Bonne idée,
conclut-elle. Il vaut mieux éloigner les enfants
en cas d'indiscrétion de la part des journaux.
J'avais oublié la presse. Il était probable
qu'elle ne nous épargnerait pas ses commentaires.
Je vais,
avant tout, faire rétablir le téléphone
pour que vous puissiez me joindre si ma présence
est nécessaire. La maison n'est qu'à deux
heures et demie d'ici.
J'hésitai avant d'ajouter :
N'est-ce
pas dangereux pour vous ?
Le transfert
est bon, il m'aime bien.
Il aimait
bien Sherry aussi, m'entendis-je dire.
De toute
façon, il viendra à l'hôpital. Il y
a des gardiens.
Comme je ne paraissais pas convaincue, elle me sourit :
Vous savez,
il est possédé uniquement parce qu'il le croit.
Il n'existe pas de démons doués uniquement
d'un pouvoir surnaturel.
Vous connaissez
le docteur Singh ?
Ce vieux
charlatan ! Vraiment, Hans devrait avoir honte !
à
suivre
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