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Notre
maison est située sur la plage, à Ocean Bay
Park, et, en été, nous prenons le ferry qui
nous y mène directement au départ de Bay Shore.
Mais, la saison n'étant pas commencée, nous
serions obligés d'aller à Ocean Beach et de
parcourir à pied, dans la nuit, deux kilomètres
de piste sablonneuse avant d'arriver chez nous. Je décidai
donc de coucher à Bay Shore.
Nous n'avons
pas de pyjama, me fit remarquer Carrie.
Je demeurai silencieuse.
Pauvre
Walter ! soupira-t-elle. Nous n'aurions pas dû l'abandonner.
C'est le
chat de Joël dis-je. Il s'occupera de lui.
« Mais qui est Joël a présent ? »
me demandai-je avec angoisse.
Penses-tu
qu'il le fera, s'il est devenu fou ?
Carrie
! murmurai-je sur un ton de reproche.
Nous nous tûmes, les yeux fixés sur la nuit
et l'esprit absorbé par de sinistres pensées.
A Bay Shore, un chauffeur de taxi nous trouva un motel qui
voulait bien accepter le Baron. Je crois qu'en fait nous
eûmes droit à la suite réservée
aux chiens ! Le mobilier était branlant et le tapis
imprégné d'une odeur propre à la gent
canine. La nuit fut pénible. Je me tournai et me
retournai dans mon lit en revivant la séance de la
botanica.
Enfin, à l'aube, je sombrai dans un sommeil peuplé
de rêves vaguement oppressants.
Nous
nous sommes mis en route, faisant crisser le sable sous
nos chaussures de villes.
A la cuisine régnait l'obscurité la plus complète.
Pour protéger la maison contre les tempêtes
d'hiver, j'avais fait placer, à l'intérieur,
des volets maintenus par des armatures. La compagnie d'électricité
n'avait pas encore rétabli le courant ; aussi fallut-il
se mettre en quête d'allumettes et de lampes à
kérosène.
Cependant, je continuais à être obsédée
par la pensée de Joël. A mesure qu'approchait
l'heure de son rendez-vous avec Erika, je sentais croître
ma nervosité. Je ne doutais pas qu'il s'y rendit,
mais je me demandais quelle serait sa réaction lorsqu'il
apprendrait qu'elle avait l'intention de le placer dans
une maison de santé. La danse du Bella-bella de don
Pedro ne cessait de me hanter. Je revoyais la statue du
saint renversée et les bougies soufflées,
et me demandais si c'était une manifestation de Tonio
Je chassai ces images, honteuses de ma crédulité.
En réalité, Tonio n'existait plus que dans
l'inconscient de Joël, c'était un double construit
par le jeu de ses pulsions. Il m'apparut soudain qu'il fallait
une foie plus grande pour admettre cette thèse que
pour croire à la possession. Mais je ne voyais toujours
pas comment Joël aurait pû connaître l'existence
de Tonio et être averti de son décès.
J'étais en train de faire le lit de Peter lorsque
les ampoules s'allumèrent. La compagnie d'électricité
nous avait branché sur le réseau d'Ocean Beach.
Pleine d'espoir, j'allai dans le hall pour essayer le téléphone,
mais la ligne ne fonctionnait pas encore. Cependant, l'apparition
de la lumière me remonta le moral.
Je sortais un jeu de dames du cabinet de débarras
lorsque le livreur arriva avec la commande de l'épicerie.
Dès que je lui eu donné son pourboire, il
s'en alla s'en plus attendre. J'entendis ma porte de service
claquer et la camionnette démarrer.
Je découvris un transistor et je tournai le bouton
pour le mettre en marche, mais les piles étaient
mortes. En consultant ma montre, je m'aperçus qu'il
était plus de midi. J'essayais de nouveau le téléphone.
Il n'était pas encore branché.
C'est au moment où je débouchais le tube de
mayonnaise que j'entendis des bûches tomber. La plupart
des résidents d'été de Fire Island
ont une provision de bois entassé sous l'auvent.
J'avais l'impression que quelqu'un se trouvait sous le mien.
Je pensai que M. Olsen avait pu venir, sans que je l'entende,
m'apporter un autre chargement de bois.
En ouvrant la porte, je m'aperçus que deux bûches
avaient été délogées, mais je
ne vis que des dunes et une nappe de brouillard blanc.
Monsieur
Olsen ! criai-je.
Seul le bruit des vagues qui s'écrasaient sur le
sable mouillé répondit à mon appel.
Je supposai qu'un animal était venu rôder par
là, mais le brouillard et l'isolement avaient eu
raison de mes nerfs. Pendant que je rangeais les provisions
dans le réfrigérateur, j'eus la sensation,
que quelqu'un me regardait par les fentes des volets. Je
me retournai, mais je ne vis que des lattes. La perspective
de la nuit me parut soudain insupportable, et je considérais
avec inquiétude le changement qui s'opérait
en moi lorsque j'entendis le bruit d'un moteur. C'était
M. Olsen qui venait débloquer nos volets et nous
rétablir l'eau.
Il entra dans la cuisine avec sa boîte à outils.
Il était long et maigre, et je fus frappée
une fois de plus par sa ressemblance avec un Abraham Lincoln
imberbe.
Vous venez
de bonne heure, cette année, remarqua-t-il.
Si vous m'aviez donné un coup de fil, la maison aurait
été prête à votre arrivée.
C'est seulement
hier soir que nous avons pris notre décision.
Eh bien,
nous allons commencer par faire un peu de lumière
là-dedans.
Il ouvrit sa boîte, en sortit les outils nécessaires
et retira les armatures des volets.
Lorsqu'il eut achevé cette besogne, il fit le tour
de la maison. Pendant que je mettais la bouillabaisse à
chauffer, il réapparut.
Vous allez
avoir l'eau dans un instant. Où est la soude caustique
? Je vais vidanger les tuyaux.
Mais j'eus beau fouiller partout, je ne trouvai qu'une vieille
boîte de soude vide.
Je vais
aller en chercher. Je serai de retour dans quelques minutes.
Vous ne pouvez utiliser l'eau avant que j'aie évacué
le kérosène.
Au moment où il s'installait au volant, je lui demandai
:
Pourriez-vous
vous arrêter au bureau de la compagnie de téléphone.
Ils ne nous ont pas encore rendu la ligne, et je ne suis
pas tranquille quand je ne l'ai pas.
Vous n'avez
pas à vous inquiéter, sur l'île, me
dit-il d'un ton rassurant. Vous êtes plus en sécurité
ici qu'à New-York. Là-bas, on n'entend parler
que de vols, de crimes et de types qui coupent des têtes.
Cette coïncidence me frappa. Je me demandai s'il avait
lu notre nom dans les journaux au moment de la mort de Sherry.
Une autre
y est encore passée la nuit dernière, une
femme docteur à ce qu'il paraît. Vous pouvez
être sûre que rien de pareil n'arrivera à
Fire Island.
Figée sur place, les yeux exorbités, je le
regardai démarrer. Quand je voulus le rappeler, il
était déjà loin. Bien que la course
en elle-même ne dût lui prendre que quelques
minutes, il pouvait s'arrêter chez lui pour déjeuner,
et il fallait que je sache au plus tôt si c'était
d'Erika qu'il s'agissait.
Aveuglée par le brouillard, je me heurtai à
un morceau d'épave. La douleur me plongea dans un
état voisin de la panique. Le visage trempé
de larmes, je hurlai le nom de mes enfants.
Avec la rapidité de l'éclair, une grosse boule
noire se précipita sur moi. Un instant auparavant,
je ne voyais rien nulle part, et voilà que, soudain,
un berger hongrois venait à mon secours. Il bondissait,
jappait, plongeait dans le brouillard, disparaissait et
ressurgissait brusquement.
Carrie et Peter revenaient à pas lents en balançant
un petit poisson accroché au milieu de la ligne dont
ils tenaient chacun une extrémité.
Qu'est-ce
que tu fais là ? demanda Peter.
Il faut
que j'aille à Ocean Beach pour téléphoner.
Ils ne manifestèrent aucune curiosité, et
j'ajoutai :
Vous trouverez
de la bouillabaisse sur le fourneau.
Tranquillisée au sujet de mes enfants, je fus de
nouveau saisie d'une folle angoisse en pensant à
Erika. Je me demandai pourquoi les gardiens de l'hôpital
n'étaient pas intervenus, puis je me rappelai que,
d'après M. Olsen, l'événement s'était
produit dans la nuit.
En haut des marches, j'annonçai que je serais bientôt
de retour.
Peut-être
que le téléphone fonctionne maintenant, dit
Carrie.
Ils m'entraînèrent vers la maison. Dans le
sentier qui nous y conduisait, je réfléchis
que je ne pouvais les laisser seuls avant de savoir ce qui
se passait.
Allons
tous à Ocean Beach, dis-je au moment où Peter
ouvrait la porte de la cuisine. Nous ferons un bon déjeuner
avec du homard et des fruits de mer.
Mais Peter s'était brusquement arrêté
sur le seuil. Je m'avançai pour regarder par-dessus
sa tête.
Joël était là, ou plutôt Joël-Tonio.
Debout, devant l'évier de la cuisine, il nous guettait.
Entrez,
ordonna-t-il.
Nous obéîmes.
Il tenait dans sa main un couteau à cran d'arrêt
ouvert.
La longue lame lançait un éclat sinistre tandis
qu'il jouait négligemment avec l'arme. Son insouciance
apparente accentuait encore l'horreur de la situation.
Il sourit et nous fit signe de nous asseoir. Je jetai un
coup d'il aux enfants, et ils prirent place à
la table de la cuisine. Il me vint à l'esprit que
nous pourrions essayer de fuir, mais, dans cette pièce
étroite, l'un de nous serait certainement pris et
frappé d'un coup de couteau. Il parut deviner ma
pensée.
Allons,
Nor, railla-t-il, ne soit pas stupide.
Quelque part auparavant, je l'avais déjà entendue
parler sur ce ton de suffisance. Je me rappelai alors la
soirée d'anniversaire. Je croyais qu'il était
sous l'effet du champagne lorsqu'il nous avait conduits
jusqu'a la voiture de Sherry pour brandir ensuite la boucle
d'oreille retrouvée. C'était cette nuit-là
que Sherry avait eu la gorge tranchée. Ce souvenir
me glaça. Pour l'écarter, je demandai :
Que viens-tu
faire ici ?
Voyons,
la frangine, tu sais bien que je vais où tu vas.
De ma vie, je n'avais jamais entendu Joël employer
le mot « frangine ». J'eus l'impression de me
trouver en face d'un étranger.
A quelle
heure es-tu venue me chercher à la maison ? reprit-il.
Vers neuf heures trente ?.
Les yeux fixés sur lui, j'essayai de comprendre.
Il me semblait qu'un autre visage se substituait au sien,
un visage que j'avais vu sur les photographies de Times
Square, celles d'un garçon aux yeux obliques et au
regard fiévreux.
Tu vas
m'écouter, oui, dit-il sur un ton qui me ramena brutalement
à la réalité. Nous sommes arrivées
ensembles hier soir.
Je commençai enfin à comprendre. Il allait
raconter qu'il était arrivé à New-York
en même temps que nous. J'eus le sentiment que Joël
lui même se désintégrait.
Le bruit du moteur se fit entendre. Il dressa l'oreille.
C'est notre
homme à tout faire, lui dis-je. Il vient arranger
la tuyauterie.
Aussitôt que j'eus fini de parler, il s'approcha de
Carrie. Il prit ses longs cheveux blonds et les enroula
autour de son poignet. Mon cur s'arrêta de battre
quand il posa la lame sur sa gorge.
Et maintenant,
dit-il, nous allons jouer.
Nous attendîmes dans un silence de mort.
Vous voyez
ce jeu de dames. Ouvrez-le.
Le jeu que j'avais sorti du placard était posé
sur la table.
Peter obéit et déplia le damier.
Dépêche-toi.
Installe les pions.
Peter posa les pions noirs d'un côté et les
blancs en face.
Mettez-vous
à jouer, ordonna Tonio-Joël.
Il ne restait plus rien de mon frère dans cet individu,
aucune expression, aucun geste qui me le rappelât.
Il tira les cheveux de Carrie imprimant à sa tête
une légère secousse. On aurait dit un enfant
cruel secouant un lapin.
Tu vas
jouer sérieusement. Tu comprends ?
Oui, murmura
Carrie.
Je te surveille
; je suis juste derrière toi, dit-il d'une voix suave,
presque caressante. J'ai mon ami dans ma poche. Il me faut
à peine une seconde pour le faire surgir.
Lentement, il la lâcha, puis, d'un geste qui me parut
inquiétant, il lui lissa les cheveux. C'est avec
la même douceur qu'il avait arrangé ceux de
Sherry après l'incident de la couronne.
Le Baron se mit à aboyer à l'arrivée
de M. Olsen.
Fais-le
entrer, dit Joël, et n'essaie pas de me feinter.
Sois tranquille,
répondis-je.
Je me dirigeai vers l'arrière cuisine et j'ouvris
la porte.
Olsen entra.
Ca sent
rudement bon chez vous ! s'exclama-t-il en brandissant une
énorme boîte de soude caustique.
Je me rendis compte alors que la bouillabaisse mijotait
toujours sur le feu.
Nous n'avons
pas encore déjeuné, m'entendis-je annoncer.
Il est étrange que, dans les pires circonstances,
alors que la vie de Carrie était en jeu, j'aie pu
continuer à bavarder et à me comporter avec
naturel.
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illustration
de Marvin Friedman
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Couché,
Baron. Tu connais bien M. Olsen, voyons.
Pauvre
bête, dit M. Olsen avec une certaine réserve.
Il vous
fait fête, affirmai-je. Il est très affectueux.
Olsen avança prudemment la main pour le caresser,
puis il se redressa et regarda autour de lui.
Salut,
Peter, dit-il. Bonne pêche ?
Peter hocha la tête. J'aperçus le petit poisson
dans une flaque d'eau à ses pieds. Il n'avait pu
encore le mettre dans l'évier.
Bonjour,
Carrie.
Son regard se posa sur Joël, et je pensai soudain qu'il
ne l'avait probablement jamais vu.
C'est mon
frère, Joël Delaney, dis-je.
Heureux
de vous connaître.
M. Olsen salua. Joël lui sourit aimablement.
Vous avez
toujours du brouillard comme aujourd'hui ? demanda-t-il
d'un air intéressé et désarmant de
gentillesse.
Hier soir, nous avons eu du mal à trouver la maison.
Il voulait établir ainsi qu'il était arrivé
avec nous, mais son calcul était faux.
M. Olsen me lança un regard interrogateur.
Vous voulez
dire que vous êtes ici depuis hier soir sans eau
?
Il s'interrompit subitement. Je me souvins d'avoir dit le
matin même à madame Olsen que nous descendions
du ferry.
Le visage de Joël se rembrunit.
Nous avons
passé la nuit à Bay Shore, dis-je précipitamment.
Mais Joël a raison. Il y avait un brouillard à
couper au couteau. Nous n'arrivions pas à trouver
le motel.
Pas possible ? s'exclama M. Olsen. (C'était l'allusion
au brouillard qui retenait son intérêt.) Ici,
il ne s'est levé que ce matin.
Le sujet me parut dangereux, aussi essayai-je de ramener
son attention vers un autre objet :
Je vois
que vous avez apporté la soude caustique.
En effet.
Il parut réfléchir. J'étais sur des
charbons ardents, mais il se contenta d'ajouter :
Je vais
arranger les tuyaux. Je ne veux pas vous empêcher
de déjeuner.
Il se tourna vers l'évier. Tandis qu'il s'agenouillait
pour atteindre le coude du tuyau, je regardai Joël,
qui paraissait mécontent.
Alors,
frangine, et ce déjeuner ? lança-t-il. Carrie,
à toi de jouer.
Comme un automate, Carrie leva une main et déplaça
un pion. Pendant qu'il surveillait le jeu, je le revoyais
à côté de Sherry, je me rappelais les
cheveux couleur de blé, à peine plus clairs
que ceux de Carrie. Luttant contre la terreur grandissante
qui s'emparait de moi, j'allai chercher les bols et je les
posai autour du damier. Joël prit une chaise et s'assit
auprès de Carrie.
M. Olsen avait terminé. En temps normal, je lui aurais
remis un chèque, mais je ne voulais pas que Joël
pût me soupçonner de lui glisser en même
temps un message. Tandis que j'hésitais, la sonnerie
du téléphone retentit.
Je regardai l'appareil. Je ne savais pas si Joël me
laisserait répondre. M. Olsen devait trouver mon
hésitation pour le moins bizarre ; cependant, il
se dirigea vers la porte :
Allez-y,
madame Benson, dit-il. Je m'en vais. Vous me réglerez
quand vous serez moins occupée. L'évier est
libre, petit, tu peux mettre ton poisson dedans. J'espère
que vous vous plairez à Fire Island, ajouta-t-il
à l'adresse de Joël.
Et il sortit. Avec son regard profond si semblable à
celui d'Abraham Lincoln, il paraissait tout voir, mais il
n'avait rien vu. Le téléphone sonnait toujours.
Réponds
! ordonna Joël.
Il tourna sa chaise pour me surveiller. Je décrochai.
Tout va
bien, Nora ? cria la voix de Ted.
Je me demandai si, de la table, il leur était possible
de l'entendre. D'un coup d'il, je m'aperçus
qu'ils le pouvaient. Le couteau à cran d'arrêt
avait reparu.
Je m'efforçai de prendre un ton naturel :
Tout va
pour le mieux, répondis-je. Nous sommes venus ouvrir
le cottage.
Qui, nous
? questionna Ted après une seconde de silence.
Carrie
et Peter
j'avais les yeux fixés sur Joël. Il me fit signe
de signaler sa présence, puis il pointa son index
vers le sol. Intriguée, je vis Peter se baisser et
lui tendre le poisson.
Et Joël,
ajoutai-je au téléphone. Nous sommes arrivés
ensemble hier soir.
Hier soir
? A quelle heure ?
Pouvais-je lui faire savoir qu'il se passait quelque chose
d'anormal. Ted était d'une intelligence hors ligne.
Il comprendrait peut-être.
Nous sommes
partis par le train de vingt et une heure quarante-neuf,
dis-je. Il était trop tard pour le ferry, alors nous
avons passé la nuit à Bay Shore.
Il savait que nous aurions pu prendre le ferry suivant si
nous avions voulu marcher jusqu'à la maison dans
la nuit.
Tous ?
Tous.
Les yeux rivés sur le poisson, je restai sans voix.
Armé de son couteau, Joël l'avait ouvert, nettoyé
et vidé en un tournemain. Un jour, à l'âge
de huit ans, il était allé à la pêche
et il s'était écorché le pouce avec
l'hameçon. Depuis, il n'avait plus jamais pêché.
Pourtant, sous mes yeux, il ôtait les arêtes
du poisson de Peter avec l'aisance d'un expert. Ma pensée
fit un bond. Je me représentai un jeune garçon
portoricain dans une boutique. Je vis le poisson posé
sur une couche de glace pilée.
Tu es là,
Nora ? demanda Ted.
Oui, oui,
je suis là, répondis-je d'une voix blanche.
Tu es au
courant, pour Erika ?
Je ne suis
pas sûre, dis-je après une hésitation.
M. Olsen m'a raconté une histoire, mais il n'a pas
donné de noms.
Il s'agit bien d'Erika. Tout s'est passé comme pour
les filles du parc et Sherry Talbot.
Devant mes yeux flotta l'image d'une branche de lierre se
balançant dans l'appartement d'Erika. Je frémis.
Je ne voulais pas savoir où on l'avait trouvée.
C'est arrivé
dans la nuit d'hier, poursuivit Ted. Elle n'est pas venue
à l'hôpital ce matin pour sa consultation de
dix heures.
L'heure du rendez-vous de Joël. Je m'appuyai contre
le mur.
Ne la voyant
pas arriver, sa secrétaire est allée chez
elle. C'est là qu'elle l'a trouvée. Mais vous
êtes tous partis pour Fire Island hier soir.
Par le
train de vingt et une heure quarante-neuf.
C'est bon.
Maintenant que je sais où vous êtes, amusez-vous
bien.
Là-dessus, il raccrocha. Je restai immobile, l'appareil
à la main, tandis que l'espoir m'abandonnait.
Raccroche,
dit la voix de Joël.
Pourtant, non, ce n'était pas sa voix. C'était
à peu près le même timbre, mais le ton
différait. Il était trop agressif, trop suffisant.
Et cependant, quelque part, sous cette nouvelle personnalité
maléfique, se cachait mon frère. Dans une
maison de santé, un psychiatre mettrait plusieurs
mois à l'atteindre. En désespoir de cause,
il fallait que j'essaie moi-même.
Joël,
attaquai-je, ça ne peut pas marcher.
Mais si,
ça va marcher.
La piste
mène directement à toi avec l'affaire d'Erika.
Je m'efforçai de lui donner l'impression que je voulais
le raisonner et non pas l'accuser. Je me demandai jusqu'à
quel point les enfants comprenaient. Mais s'ils n'avaient
pas su qu'Erika était morte, maintenant, ils le savaient.
D'un geste du menton, Joël désigna le poisson
posé sur une assiette.
Mets ça
dans le frigo, dit-il à mon fils.
Peter se leva et emporta l'assiette. Quand il revint, Joël
lui dit de s'asseoir, et Peter reprit sa place.
Les flics
vont chercher le Coupeur de tête, reprit-il, et la
piste ne les mènera pas à moi. J'étais
à Tanger quand tout a commencé.
C'était
Tonio Perez, le Coupeur de têtes.
Eh bien,
alors, qu'ils le prouvent !
Je sais
que Tonio est mort, Joël.
J'atteignais le niveau dangereux de son obsession, sa conviction
qu'il était possédé. Si je pouvais
le persuader que l'alibi de Tanger était mince, peut-être
se rendrait-il sans résistance à condition
qu'il soit sûr d'échapper au châtiment.
La plupart des habitants du Barrio savent que Tonio est
mort, insistai-je. Et ils ne sont pas les seuls, il y a
aussi le docteur Reichman.
Essaie
de faire croire ça à un jury ! dit-il avec
le plus grand calme. Erika et sherry ont fini exactement
comme les autres.
Je n'irai
pas là-bas. Tu peux rayer Matteawan.
Je n'en croyais pas mes oreilles : nos pensées s'étaient
croisées en même temps, ou alors, il avait
un don de double vue
Comment
peux-tu savoir ce que je pense ? questionnai-je.
J'appartiens
en partie à ce monde, en partie à l'autre,
expliqua-t-il Mes vibrations sont plus
rapides que
les vôtres, j'enregistre mieux les images
Les traits de Joël semblaient s'être transformés
sous l'influence d'un tempérament plus ardent, plus
vigoureux.
Tu as vraiment
la frousse, hein ? reprit-il, plus encore que tu ne l'avais
eu chez don Pedro ?
Je cherchai, éperdument, une explication : peut-être
Erika avait-elle parlé de don Pedro avant que son
assassin
Il eut un éclat de rire strident.
Tu avais
l'air tellement stupide dans ce cercle d'idiots ! Et ce
vieux brujo qui courait après ses bougies
Dommage
que je n'aie pas mis le feu à la boutique !
Dès lors, les interprétations des psychiatres
furent balayées. Je dévisageai mon bourreau
et je compris alors que j'avais affaire, non pas à
mon frère, mais à un esprit possesseur. Mon
adversaire était un mort, un garçon assassiné
à l'automne précédent.
à
suivre
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