• 4ème épisode…






 

 

 

 

Joël, le possédé…

 
   

Notre maison est située sur la plage, à Ocean Bay Park, et, en été, nous prenons le ferry qui nous y mène directement au départ de Bay Shore. Mais, la saison n'étant pas commencée, nous serions obligés d'aller à Ocean Beach et de parcourir à pied, dans la nuit, deux kilomètres de piste sablonneuse avant d'arriver chez nous. Je décidai donc de coucher à Bay Shore.
       – Nous n'avons pas de pyjama, me fit remarquer Carrie.
Je demeurai silencieuse.
       – Pauvre Walter ! soupira-t-elle. Nous n'aurions pas dû l'abandonner.
       – C'est le chat de Joël dis-je. Il s'occupera de lui.
« Mais qui est Joël a présent ? » me demandai-je avec angoisse.
       – Penses-tu qu'il le fera, s'il est devenu fou ?
       – Carrie ! murmurai-je sur un ton de reproche.
Nous nous tûmes, les yeux fixés sur la nuit et l'esprit absorbé par de sinistres pensées. A Bay Shore, un chauffeur de taxi nous trouva un motel qui voulait bien accepter le Baron. Je crois qu'en fait nous eûmes droit à la suite réservée aux chiens ! Le mobilier était branlant et le tapis imprégné d'une odeur propre à la gent canine. La nuit fut pénible. Je me tournai et me retournai dans mon lit en revivant la séance de la botanica.
Enfin, à l'aube, je sombrai dans un sommeil peuplé de rêves vaguement oppressants.

Nous nous sommes mis en route, faisant crisser le sable sous nos chaussures de villes.
A la cuisine régnait l'obscurité la plus complète. Pour protéger la maison contre les tempêtes d'hiver, j'avais fait placer, à l'intérieur, des volets maintenus par des armatures. La compagnie d'électricité n'avait pas encore rétabli le courant ; aussi fallut-il se mettre en quête d'allumettes et de lampes à kérosène.
Cependant, je continuais à être obsédée par la pensée de Joël. A mesure qu'approchait l'heure de son rendez-vous avec Erika, je sentais croître ma nervosité. Je ne doutais pas qu'il s'y rendit, mais je me demandais quelle serait sa réaction lorsqu'il apprendrait qu'elle avait l'intention de le placer dans une maison de santé. La danse du Bella-bella de don Pedro ne cessait de me hanter. Je revoyais la statue du saint renversée et les bougies soufflées, et me demandais si c'était une manifestation de Tonio… Je chassai ces images, honteuses de ma crédulité.
En réalité, Tonio n'existait plus que dans l'inconscient de Joël, c'était un double construit par le jeu de ses pulsions. Il m'apparut soudain qu'il fallait une foie plus grande pour admettre cette thèse que pour croire à la possession. Mais je ne voyais toujours pas comment Joël aurait pû connaître l'existence de Tonio et être averti de son décès.
J'étais en train de faire le lit de Peter lorsque les ampoules s'allumèrent. La compagnie d'électricité nous avait branché sur le réseau d'Ocean Beach. Pleine d'espoir, j'allai dans le hall pour essayer le téléphone, mais la ligne ne fonctionnait pas encore. Cependant, l'apparition de la lumière me remonta le moral.
Je sortais un jeu de dames du cabinet de débarras lorsque le livreur arriva avec la commande de l'épicerie.
Dès que je lui eu donné son pourboire, il s'en alla s'en plus attendre. J'entendis ma porte de service claquer et la camionnette démarrer.
Je découvris un transistor et je tournai le bouton pour le mettre en marche, mais les piles étaient mortes. En consultant ma montre, je m'aperçus qu'il était plus de midi. J'essayais de nouveau le téléphone. Il n'était pas encore branché.
C'est au moment où je débouchais le tube de mayonnaise que j'entendis des bûches tomber. La plupart des résidents d'été de Fire Island ont une provision de bois entassé sous l'auvent. J'avais l'impression que quelqu'un se trouvait sous le mien. Je pensai que M. Olsen avait pu venir, sans que je l'entende, m'apporter un autre chargement de bois.
En ouvrant la porte, je m'aperçus que deux bûches avaient été délogées, mais je ne vis que des dunes et une nappe de brouillard blanc.
        – Monsieur Olsen ! criai-je.
Seul le bruit des vagues qui s'écrasaient sur le sable mouillé répondit à mon appel.
Je supposai qu'un animal était venu rôder par là, mais le brouillard et l'isolement avaient eu raison de mes nerfs. Pendant que je rangeais les provisions dans le réfrigérateur, j'eus la sensation, que quelqu'un me regardait par les fentes des volets. Je me retournai, mais je ne vis que des lattes. La perspective de la nuit me parut soudain insupportable, et je considérais avec inquiétude le changement qui s'opérait en moi lorsque j'entendis le bruit d'un moteur. C'était M. Olsen qui venait débloquer nos volets et nous rétablir l'eau.
Il entra dans la cuisine avec sa boîte à outils. Il était long et maigre, et je fus frappée une fois de plus par sa ressemblance avec un Abraham Lincoln imberbe.
       – Vous venez de bonne heure, cette année, remarqua-t-il.
Si vous m'aviez donné un coup de fil, la maison aurait été prête à votre arrivée.
       – C'est seulement hier soir que nous avons pris notre décision.
       – Eh bien, nous allons commencer par faire un peu de lumière là-dedans.
Il ouvrit sa boîte, en sortit les outils nécessaires et retira les armatures des volets.
Lorsqu'il eut achevé cette besogne, il fit le tour de la maison. Pendant que je mettais la bouillabaisse à chauffer, il réapparut.
       – Vous allez avoir l'eau dans un instant. Où est la soude caustique ? Je vais vidanger les tuyaux.
Mais j'eus beau fouiller partout, je ne trouvai qu'une vieille boîte de soude vide.
       – Je vais aller en chercher. Je serai de retour dans quelques minutes. Vous ne pouvez utiliser l'eau avant que j'aie évacué le kérosène.
Au moment où il s'installait au volant, je lui demandai :
       – Pourriez-vous vous arrêter au bureau de la compagnie de téléphone. Ils ne nous ont pas encore rendu la ligne, et je ne suis pas tranquille quand je ne l'ai pas.
       – Vous n'avez pas à vous inquiéter, sur l'île, me dit-il d'un ton rassurant. Vous êtes plus en sécurité ici qu'à New-York. Là-bas, on n'entend parler que de vols, de crimes et de types qui coupent des têtes.
Cette coïncidence me frappa. Je me demandai s'il avait lu notre nom dans les journaux au moment de la mort de Sherry.
       – Une autre y est encore passée la nuit dernière, une femme docteur à ce qu'il paraît. Vous pouvez être sûre que rien de pareil n'arrivera à Fire Island.
Figée sur place, les yeux exorbités, je le regardai démarrer. Quand je voulus le rappeler, il était déjà loin. Bien que la course en elle-même ne dût lui prendre que quelques minutes, il pouvait s'arrêter chez lui pour déjeuner, et il fallait que je sache au plus tôt si c'était d'Erika qu'il s'agissait.
Aveuglée par le brouillard, je me heurtai à un morceau d'épave. La douleur me plongea dans un état voisin de la panique. Le visage trempé de larmes, je hurlai le nom de mes enfants.
Avec la rapidité de l'éclair, une grosse boule noire se précipita sur moi. Un instant auparavant, je ne voyais rien nulle part, et voilà que, soudain, un berger hongrois venait à mon secours. Il bondissait, jappait, plongeait dans le brouillard, disparaissait et ressurgissait brusquement.
Carrie et Peter revenaient à pas lents en balançant un petit poisson accroché au milieu de la ligne dont ils tenaient chacun une extrémité.
       – Qu'est-ce que tu fais là ? demanda Peter.
       – Il faut que j'aille à Ocean Beach pour téléphoner.
Ils ne manifestèrent aucune curiosité, et j'ajoutai :
       – Vous trouverez de la bouillabaisse sur le fourneau.
Tranquillisée au sujet de mes enfants, je fus de nouveau saisie d'une folle angoisse en pensant à Erika. Je me demandai pourquoi les gardiens de l'hôpital n'étaient pas intervenus, puis je me rappelai que, d'après M. Olsen, l'événement s'était produit dans la nuit.
En haut des marches, j'annonçai que je serais bientôt de retour.
       – Peut-être que le téléphone fonctionne maintenant, dit Carrie.
Ils m'entraînèrent vers la maison. Dans le sentier qui nous y conduisait, je réfléchis que je ne pouvais les laisser seuls avant de savoir ce qui se passait.
       – Allons tous à Ocean Beach, dis-je au moment où Peter ouvrait la porte de la cuisine. Nous ferons un bon déjeuner avec du homard et des fruits de mer.
Mais Peter s'était brusquement arrêté sur le seuil. Je m'avançai pour regarder par-dessus sa tête.
Joël était là, ou plutôt Joël-Tonio. Debout, devant l'évier de la cuisine, il nous guettait.
       – Entrez, ordonna-t-il.
Nous obéîmes.
Il tenait dans sa main un couteau à cran d'arrêt ouvert.




La longue lame lançait un éclat sinistre tandis qu'il jouait négligemment avec l'arme. Son insouciance apparente accentuait encore l'horreur de la situation.
Il sourit et nous fit signe de nous asseoir. Je jetai un coup d'œil aux enfants, et ils prirent place à la table de la cuisine. Il me vint à l'esprit que nous pourrions essayer de fuir, mais, dans cette pièce étroite, l'un de nous serait certainement pris et frappé d'un coup de couteau. Il parut deviner ma pensée.
       – Allons, Nor, railla-t-il, ne soit pas stupide.
Quelque part auparavant, je l'avais déjà entendue parler sur ce ton de suffisance. Je me rappelai alors la soirée d'anniversaire. Je croyais qu'il était sous l'effet du champagne lorsqu'il nous avait conduits jusqu'a la voiture de Sherry pour brandir ensuite la boucle d'oreille retrouvée. C'était cette nuit-là que Sherry avait eu la gorge tranchée. Ce souvenir me glaça. Pour l'écarter, je demandai :
       – Que viens-tu faire ici ?
       – Voyons, la frangine, tu sais bien que je vais où tu vas.
De ma vie, je n'avais jamais entendu Joël employer le mot « frangine ». J'eus l'impression de me trouver en face d'un étranger.
       – A quelle heure es-tu venue me chercher à la maison ? reprit-il. Vers neuf heures trente ?.
Les yeux fixés sur lui, j'essayai de comprendre. Il me semblait qu'un autre visage se substituait au sien, un visage que j'avais vu sur les photographies de Times Square, celles d'un garçon aux yeux obliques et au regard fiévreux.
       – Tu vas m'écouter, oui, dit-il sur un ton qui me ramena brutalement à la réalité. Nous sommes arrivées ensembles hier soir.
Je commençai enfin à comprendre. Il allait raconter qu'il était arrivé à New-York en même temps que nous. J'eus le sentiment que Joël lui même se désintégrait.
Le bruit du moteur se fit entendre. Il dressa l'oreille.
       – C'est notre homme à tout faire, lui dis-je. Il vient arranger la tuyauterie.
Aussitôt que j'eus fini de parler, il s'approcha de Carrie. Il prit ses longs cheveux blonds et les enroula autour de son poignet. Mon cœur s'arrêta de battre quand il posa la lame sur sa gorge.
       – Et maintenant, dit-il, nous allons jouer.
Nous attendîmes dans un silence de mort.
       – Vous voyez ce jeu de dames. Ouvrez-le.
Le jeu que j'avais sorti du placard était posé sur la table.
Peter obéit et déplia le damier.
       – Dépêche-toi. Installe les pions.
Peter posa les pions noirs d'un côté et les blancs en face.
       – Mettez-vous à jouer, ordonna Tonio-Joël.
Il ne restait plus rien de mon frère dans cet individu, aucune expression, aucun geste qui me le rappelât.
Il tira les cheveux de Carrie imprimant à sa tête une légère secousse. On aurait dit un enfant cruel secouant un lapin.
       – Tu vas jouer sérieusement. Tu comprends ?
       – Oui, murmura Carrie.
       – Je te surveille ; je suis juste derrière toi, dit-il d'une voix suave, presque caressante. J'ai mon ami dans ma poche. Il me faut à peine une seconde pour le faire surgir.
Lentement, il la lâcha, puis, d'un geste qui me parut inquiétant, il lui lissa les cheveux. C'est avec la même douceur qu'il avait arrangé ceux de Sherry après l'incident de la couronne.
Le Baron se mit à aboyer à l'arrivée de M. Olsen.
       – Fais-le entrer, dit Joël, et n'essaie pas de me feinter.
       – Sois tranquille, répondis-je.
Je me dirigeai vers l'arrière cuisine et j'ouvris la porte.
Olsen entra.
       – Ca sent rudement bon chez vous ! s'exclama-t-il en brandissant une énorme boîte de soude caustique.
Je me rendis compte alors que la bouillabaisse mijotait toujours sur le feu.
       – Nous n'avons pas encore déjeuné, m'entendis-je annoncer.
Il est étrange que, dans les pires circonstances, alors que la vie de Carrie était en jeu, j'aie pu continuer à bavarder et à me comporter avec naturel.

illustration de Marvin Friedman


       – Couché, Baron. Tu connais bien M. Olsen, voyons.
       – Pauvre bête, dit M. Olsen avec une certaine réserve.
       – Il vous fait fête, affirmai-je. Il est très affectueux.
Olsen avança prudemment la main pour le caresser, puis il se redressa et regarda autour de lui.
       – Salut, Peter, dit-il. Bonne pêche ?
Peter hocha la tête. J'aperçus le petit poisson dans une flaque d'eau à ses pieds. Il n'avait pu encore le mettre dans l'évier.
       – Bonjour, Carrie.
Son regard se posa sur Joël, et je pensai soudain qu'il ne l'avait probablement jamais vu.
       – C'est mon frère, Joël Delaney, dis-je.
       – Heureux de vous connaître.
M. Olsen salua. Joël lui sourit aimablement.
       – Vous avez toujours du brouillard comme aujourd'hui ? demanda-t-il d'un air intéressé et désarmant de gentillesse.
Hier soir, nous avons eu du mal à trouver la maison.
Il voulait établir ainsi qu'il était arrivé avec nous, mais son calcul était faux.
M. Olsen me lança un regard interrogateur.
       – Vous voulez dire que vous êtes ici depuis hier soir sans eau… ?
Il s'interrompit subitement. Je me souvins d'avoir dit le matin même à madame Olsen que nous descendions du ferry.
Le visage de Joël se rembrunit.
       – Nous avons passé la nuit à Bay Shore, dis-je précipitamment. Mais Joël a raison. Il y avait un brouillard à couper au couteau. Nous n'arrivions pas à trouver le motel.
Pas possible ? s'exclama M. Olsen. (C'était l'allusion au brouillard qui retenait son intérêt.) Ici, il ne s'est levé que ce matin.
Le sujet me parut dangereux, aussi essayai-je de ramener son attention vers un autre objet :
       – Je vois que vous avez apporté la soude caustique.
       – En effet.
Il parut réfléchir. J'étais sur des charbons ardents, mais il se contenta d'ajouter :
       – Je vais arranger les tuyaux. Je ne veux pas vous empêcher de déjeuner.
Il se tourna vers l'évier. Tandis qu'il s'agenouillait pour atteindre le coude du tuyau, je regardai Joël, qui paraissait mécontent.
       – Alors, frangine, et ce déjeuner ? lança-t-il. Carrie, à toi de jouer.
Comme un automate, Carrie leva une main et déplaça un pion. Pendant qu'il surveillait le jeu, je le revoyais à côté de Sherry, je me rappelais les cheveux couleur de blé, à peine plus clairs que ceux de Carrie. Luttant contre la terreur grandissante qui s'emparait de moi, j'allai chercher les bols et je les posai autour du damier. Joël prit une chaise et s'assit auprès de Carrie.
M. Olsen avait terminé. En temps normal, je lui aurais remis un chèque, mais je ne voulais pas que Joël pût me soupçonner de lui glisser en même temps un message. Tandis que j'hésitais, la sonnerie du téléphone retentit.
Je regardai l'appareil. Je ne savais pas si Joël me laisserait répondre. M. Olsen devait trouver mon hésitation pour le moins bizarre ; cependant, il se dirigea vers la porte :
       – Allez-y, madame Benson, dit-il. Je m'en vais. Vous me réglerez quand vous serez moins occupée. L'évier est libre, petit, tu peux mettre ton poisson dedans. J'espère que vous vous plairez à Fire Island, ajouta-t-il à l'adresse de Joël.
Et il sortit. Avec son regard profond si semblable à celui d'Abraham Lincoln, il paraissait tout voir, mais il n'avait rien vu. Le téléphone sonnait toujours.
       – Réponds ! ordonna Joël.
Il tourna sa chaise pour me surveiller. Je décrochai.
       – Tout va bien, Nora ? cria la voix de Ted.
Je me demandai si, de la table, il leur était possible de l'entendre. D'un coup d'œil, je m'aperçus qu'ils le pouvaient. Le couteau à cran d'arrêt avait reparu.
Je m'efforçai de prendre un ton naturel :
       – Tout va pour le mieux, répondis-je. Nous sommes venus ouvrir le cottage.
       – Qui, nous ? questionna Ted après une seconde de silence.
       – Carrie et Peter…
j'avais les yeux fixés sur Joël. Il me fit signe de signaler sa présence, puis il pointa son index vers le sol. Intriguée, je vis Peter se baisser et lui tendre le poisson.
       – Et Joël, ajoutai-je au téléphone. Nous sommes arrivés ensemble hier soir.
       – Hier soir ? A quelle heure ?
Pouvais-je lui faire savoir qu'il se passait quelque chose d'anormal. Ted était d'une intelligence hors ligne. Il comprendrait peut-être.
       – Nous sommes partis par le train de vingt et une heure quarante-neuf, dis-je. Il était trop tard pour le ferry, alors nous avons passé la nuit à Bay Shore.
Il savait que nous aurions pu prendre le ferry suivant si nous avions voulu marcher jusqu'à la maison dans la nuit.
       – Tous ?
       – Tous.
Les yeux rivés sur le poisson, je restai sans voix. Armé de son couteau, Joël l'avait ouvert, nettoyé et vidé en un tournemain. Un jour, à l'âge de huit ans, il était allé à la pêche et il s'était écorché le pouce avec l'hameçon. Depuis, il n'avait plus jamais pêché. Pourtant, sous mes yeux, il ôtait les arêtes du poisson de Peter avec l'aisance d'un expert. Ma pensée fit un bond. Je me représentai un jeune garçon portoricain dans une boutique. Je vis le poisson posé sur une couche de glace pilée.
       – Tu es là, Nora ? demanda Ted.
       – Oui, oui, je suis là, répondis-je d'une voix blanche.
       – Tu es au courant, pour Erika ?
       – Je ne suis pas sûre, dis-je après une hésitation. M. Olsen m'a raconté une histoire, mais il n'a pas donné de noms.
Il s'agit bien d'Erika. Tout s'est passé comme pour les filles du parc et Sherry Talbot.
Devant mes yeux flotta l'image d'une branche de lierre se balançant dans l'appartement d'Erika. Je frémis. Je ne voulais pas savoir où on l'avait trouvée.
       – C'est arrivé dans la nuit d'hier, poursuivit Ted. Elle n'est pas venue à l'hôpital ce matin pour sa consultation de dix heures.
L'heure du rendez-vous de Joël. Je m'appuyai contre le mur.
       – Ne la voyant pas arriver, sa secrétaire est allée chez elle. C'est là qu'elle l'a trouvée. Mais vous êtes tous partis pour Fire Island hier soir.
       – Par le train de vingt et une heure quarante-neuf.
       – C'est bon. Maintenant que je sais où vous êtes, amusez-vous bien.
Là-dessus, il raccrocha. Je restai immobile, l'appareil à la main, tandis que l'espoir m'abandonnait.
       – Raccroche, dit la voix de Joël.
Pourtant, non, ce n'était pas sa voix. C'était à peu près le même timbre, mais le ton différait. Il était trop agressif, trop suffisant. Et cependant, quelque part, sous cette nouvelle personnalité maléfique, se cachait mon frère. Dans une maison de santé, un psychiatre mettrait plusieurs mois à l'atteindre. En désespoir de cause, il fallait que j'essaie moi-même.
       – Joël, attaquai-je, ça ne peut pas marcher.
       – Mais si, ça va marcher.
       – La piste mène directement à toi avec l'affaire d'Erika.
Je m'efforçai de lui donner l'impression que je voulais le raisonner et non pas l'accuser. Je me demandai jusqu'à quel point les enfants comprenaient. Mais s'ils n'avaient pas su qu'Erika était morte, maintenant, ils le savaient.
D'un geste du menton, Joël désigna le poisson posé sur une assiette.
       – Mets ça dans le frigo, dit-il à mon fils.
Peter se leva et emporta l'assiette. Quand il revint, Joël lui dit de s'asseoir, et Peter reprit sa place.
       – Les flics vont chercher le Coupeur de tête, reprit-il, et la piste ne les mènera pas à moi. J'étais à Tanger quand tout a commencé.
       – C'était Tonio Perez, le Coupeur de têtes.
       – Eh bien, alors, qu'ils le prouvent !
       – Je sais que Tonio est mort, Joël.
J'atteignais le niveau dangereux de son obsession, sa conviction qu'il était possédé. Si je pouvais le persuader que l'alibi de Tanger était mince, peut-être se rendrait-il sans résistance à condition qu'il soit sûr d'échapper au châtiment.
La plupart des habitants du Barrio savent que Tonio est mort, insistai-je. Et ils ne sont pas les seuls, il y a aussi le docteur Reichman.
       – Essaie de faire croire ça à un jury ! dit-il avec le plus grand calme. Erika et sherry ont fini exactement comme les autres.
       – Je n'irai pas là-bas. Tu peux rayer Matteawan.
Je n'en croyais pas mes oreilles : nos pensées s'étaient croisées en même temps, ou alors, il avait un don de double vue…
       – Comment peux-tu savoir ce que je pense ? questionnai-je.
       – J'appartiens en partie à ce monde, en partie à l'autre, expliqua-t-il Mes vibrations sont plus… rapides que les vôtres, j'enregistre mieux les images…

Les traits de Joël semblaient s'être transformés sous l'influence d'un tempérament plus ardent, plus vigoureux.
       – Tu as vraiment la frousse, hein ? reprit-il, plus encore que tu ne l'avais eu chez don Pedro ?
Je cherchai, éperdument, une explication : peut-être Erika avait-elle parlé de don Pedro avant que son assassin…
Il eut un éclat de rire strident.
       – Tu avais l'air tellement stupide dans ce cercle d'idiots ! Et ce vieux brujo qui courait après ses bougies… Dommage que je n'aie pas mis le feu à la boutique !
Dès lors, les interprétations des psychiatres furent balayées. Je dévisageai mon bourreau et je compris alors que j'avais affaire, non pas à mon frère, mais à un esprit possesseur. Mon adversaire était un mort, un garçon assassiné à l'automne précédent.

à suivre…


 

 

 
 
Joël, le possédé - 4