|
|
Joël
prit rendez-vous pour une série de séances
tous les mardis et jeudis, et nous eûmes bientôt
l'impression qu'Erika à elle seule, nous soulageait
d'un grand poids.
Joël ne manifestait aucune intention de retourner dans
son appartement. En fait, il apporta chez moi la majorité
de ses vêtements, son transistor et sa machine à
écrire portative. Il prit de nouveaux engagements
avec des éditeurs de journaux. En entrant un jour
dans mon bureau pour consulter un dictionnaire, je m'aperçus
qu'il avait déménagé ma table de travail.
Je trouvai le mot que je cherchais, et, un peu agacée,
je m'apprêtais à retourner à ma propre
machine à écrire installée désormais
dans ma chambre lorsque la voix de Joël m'arrêta
:
Tu sais,
Nor, ces trous de mémoire que j'ai eus, ils n'ont
rien d'extraordinaire.
Vraiment
? fis-je avec prudence.
Erika étant mon amie, il était délicat
d'avancer une opinion.
Les hallucinogènes
provoquent parfois cette réaction secondaire.
Mais tu
m'as dit que tu n'avais pas
, commençais-je.
Je n'ai
pas dit que je n'ai jamais essayé le L.S.D. La dernière
fois, c'était la vielle du jour où tu m'as
trouvé dans mon appartement. Or, les effets du L.S.D.
peuvent se faire sentir plus tard spontanément sans
qu'on ait besoin d'en reprendre.
La
seule ombre au tableau était Sherry. Avec une constance
absolument inhabituelle, elle téléphonait
tous les jours ou venait chercher Joël, et ils partaient
tous les deux dans la petite Porsche empruntée. Ils
sortaient et rentraient à toute heure du jour et
de la nuit, et, d'après les quelques paroles que
laissait échapper Joël, les distractions de
Sherry séances de discothèque, réceptions
mondaines et réunions de drogués n'étaient
pas celles que j'aurais souhaitées pour un garçon
en cours de traitements psychiatrique.
Je rencontrai Erika un jour devant la galerie d'exposition
des ventes aux enchères de Parke-Bernet. Son attitude
fut des plus rassurantes.
Joël
fait des progrès merveilleux, mon chou. Laissez-moi
faire et ne vous tracassez pas.
Réconfortée par cette bonne nouvelle, je marchai
avec elle sur le tapis rouge, au milieu d'une haie de gardiens
en uniforme vert qui tous la saluaient très bas.
Nous fîmes le tour de l'exposition d'art oriental,
admirant les coupes de jade et les parchemins en soie. Le
docteur Reichman attendait en contemplation devant des uvres
de peintres naïfs des Caraïbes. Il examinait un
tableau. Erika l'arracha à sa contemplation.
Tu te rappelles
certainement Nora Benson, dit-elle.
En six ans, il n'avait pas changé. Il me prit le
bras et m'entraîna devant un tableau.
Que voyez-vous
là ? demanda-t-il.
Regardez
attentivement insista Reichman. Sur ce vieux corbillard
européen, vous pouvez remarquer des coquillages de
cauris.
Je vis en effet, une ligne horizontale de coquillages soigneusement
peints autour de la voiture. Je trouvai étrange que
cette décoration put provoquer l'enthousiasme.
Vaudou,
commenta laconiquement Erika.
Ce n'est
pas aussi simple, protesta Reichman. Ces coquillages sont
utilisés dans les pratiques magiques depuis les îles
de l'Océanie jusqu'à Harlem. Te rappelles-tu
les petits fétiches incrustés de cauris de
la Cent dixième Rue ?
Fabriqués
par les réfugiés haïtiens, fit Erika.
Non, ma
chère, ces objets ne sont pas propres à Haïti.
On les trouve dans les cultes Shango à La
Trinité, Santeria à Cuba ou Obeah
dans les Antilles.
M'introduisant dans leur discussion, il me guida vers un
tableau représentant une série de cases bordées
par une rangée de palmiers à l'aspect sinistre.
La scène était éclairée d'une
lueur verdâtre. En bas, à droite, se trouvait
une boule de feu aux reflets bleus.
C'est Guayama,
la ville des sorciers à Porto Rico, dit-il. La boule
de feu est une « bruja », une sorcière.
La nuit, elle s'envole à la recherche de victimes.
Il se tourna vers Erika :
Ce n'est
pas le culte Vaudou non plus, ma chère, c'est le
culte portoricain. Il se pratique dans le Barrio, le Harlem
espagnol, transplanté à New-York au cours
de trente ans d'immigration.
Je me souvins des cloches et de l'eau magnétique
dans l'immeuble de Joël.
J'ai entendu
parler d'églises spirites, dis-je. « Espiritismo
» la doctrine de ceux qui croient que l'on peut invoquer
les Esprits et les morts
Et de séances
où les morts sont invités à se manifester.
Il existe aussi des protections contre la magie. Dans toutes
les « botànicas » que vous voyez autour
de la ville, on vend des poudres servant à évoquer
les Esprits des rues pour protéger contre le mauvais
il, des bains de mimosas pour écarter les sorts
destinés à attirer la mort
J'avais vu des botànicas à East Vilage, et
je les prenais pour de simples herboristeries. Je pensai
à Véronica, si nette, si moderne, et pourtant,
elle habitait le Barrio. A l'idée que sa vie pouvait
avoir un côté mystérieux, j'éprouvai
un vague sentiment de malaise.
Il existe
toute une "cité" surnaturelle tout autour
de nous, conclut Reichman.
Tu vas
avoir des ennuis sur le plan professionnel
affirma
Erika.
Une semaine plus tard, assistée de Véronica,
j'aidais Joël à déménager de son
appartement. Il avait subitement décidé de
quitter son ancien quartier pour s'installer dans le secteur
ouest.
Néanmoins, il était mon seul frère
et il avait connu des moments difficiles ; aussi emmenai-je
Véronica pour mettre de l'ordre dans son appartement
et faire ses bagages. Sans doute le produit de nettoyage
appelé « poudre magique » avait-il provoqué
une association d'idées. Je jetai un coup d'il
sur Véronica, occupée à astiquer le
fourneau, et j'eus envie de lui demander ce qu'elle savait
sur les pratiques de sorcellerie, mais je ne trouvai aucune
introduction plausible pour amener la conversation sur ce
sujet.
Sous son vernis new-yorkais, elle devait conserver un reste
de son ancienne éducation. Elle était née
à Porto Rico. Nous rassemblâmes le matériel
d'entretien, je fermai la porte à double tour, et
nous descendîmes l'escalier aux marches fendues pour
déposer les clés chez le gardien. J'eus beau
sonner, personne ne répondit.
Au même moment, une femme au teint basané arriva
dans le hall, un filet à provisions à la main.
Je ne l'avais vue qu'une fois, courbée devant sa
statuette de saint et son attirail d'espiritismo ; pourtant
je la reconnus. Je m'avançai pour lui remettre la
clé de Joël, mais elle me lança un regard
effrayé et se mit à fouiller fébrilement
dans son sac.
A la vue de sa compatriote, Véronica eut un étrange
mouvement de recul, et, quand je lui dis de s'enquérir
du gardien, elle obéit à contrecur.
Donde esta
su esposo ? demanda-t-elle sur un ton glacé.
Muerte.
Je connaissais le mot, mais j'eus l'impression d'avoir mal
entendu.
Que dit-elle
? demandai-je à Véronica.
Que son
mari est mort, répondit cette dernière en
me tirant par la manche pour m'entraîner.
Mais ce
n'est pas possible ! m'exclamai-je, me souvenant du gros
homme aviné. Je lui ai parlé il n'y a pas
si longtemps.
Je me tournai vers la femme et nos regards se croisèrent.
Elle avait des petits yeux bruns, très tristes. Pendant
un instant, nous fûmes libérés des barrières
que nous imposaient nos origines si différentes,
et nous nous examinâmes avec curiosité.
Il est
parti du toit, il y a trois semaines, dit-elle en anglais.
Parti ?
répétai-je stupidement.
Du toit.
Elle eut un geste bizarre : les paumes en avant elle semblait
pousser.
Comment
est-ce arrivé ? demandai-je, alarmée.
Mais elle enfonça sa clé dans la serrure,
entra précipitamment et claqua la porte. Des détails
me revinrent ; la main percée du Christ, l'odeur
de l'encens, le tintement des cloches.
Le souvenir de cette scène me laissait une étrange
impression de malaise et de répugnance. Non moins
étrange était le recul de Véronica
devant une pauvre vieille femme espagnole, mais elle ne
me donna ni explication, ni excuse.
Le soir de l'anniversaire de Joël, je me félicitai
une fois de plus de posséder une perle comme Véronica.
Lorsque Joël rentra, après une journée
de démarches chez les éditeurs, les enfants
coururent à sa rencontre en l'acclamant. Sur ces
entrefaites, Sherry fit son entrée avec un magnum
de champagne.
Sherry,
savais-tu qu'il te manquait une boucle d'oreille ? Elle
porta aussitôt les mains aux oreilles.
Zut ! Et dire que je venais de les acheter !
Elle glissa dans sa poche la boucle d'oreille qui restait
et se remit gaiement à manger. Carrie, jugea cette
insouciance anormale.
Je vais
aller voir dans le fauteuil où tu étais assise.
Elle revint une minute plus tard en secouant la tête.
Elle se
retrouvera bien, dit Sherry avec bonne humeur.
Moi, je
vais te la retrouver. Tous les regards se tournèrent
vers Joël. Il regarda attentivement le fond du verre,
et, tandis que Véronica attendait en hésitant
avec le saladier, il leva la tête d'un air satisfait.
Venez,
dit-il.
La nuit était glaciale
La petite Porsche était rangée au bord du
trottoir. Il tourna autour de la voiture, agita les mains
comme un prestidigitateur qui va faire surgir un lapin,
et tira la portière. Puis il se pencha sur le siège
du chauffeur et, d'un geste triomphant, nous présenta
la boucle d'oreille. Les enfants applaudirent, Joël
remit le bijou à Sherry et nous rentrâmes à
la maison en courant.
Nous reprîmes nos places à table, et les enfants
réclamèrent des explications.
Tu l'as
vraiment vue au fond du verre ? demanda Carrie.
Je parie
qu'il l'avait cachée dans sa main et qu'il a fait
semblant de la trouver dans la voiture, dit Peter.
Joël secoua la tête. Il paraissait surexcité.
Quand Véronica vint desservir, il lui ordonna de
remplir les coupes de champagnes ; je lui fis signe de ne
pas obéir.
J'en veux
encore, dit-il d'un air de défi.
Prise entre deux ordres qui se contredisaient, Véronica
me jeta un regard interrogateur. Soudain, furieux, il se
mit à l'invectiver en espagnol, et son vocabulaire
ne ressemblait en rien à celui contenu dans les livres
à l'usage des touristes. Les phrases jaillissaient,
brèves et brutales, me rappelant les insultes échangées
au cours des querelles si fréquentes dans le quartier
portoricain. Je restai anéantie. Il était
impossible qu'il puisse employer un tel langage.
Joël
! m'écriai-je. Mais il continua. Il saisit la bouteille
et remplit son verre. Véronica le regardait, sidérée
; puis elle s'enfuit à la cuisine en courant. Je
la suivis. Elle commençait à planter les bougies
dans le gâteau d'anniversaire.
Vous savez,
il n'a pas l'habitude de boire, lui dis-je, essayant de
trouver une excuse à la grossièreté
de Joël.
Elle se contenta de hocher la tête.
Que vous
a-t-il dit ? demandai-je.
Mais elle ne parut pas m'entendre. L'humeur de Joël
avait changé. Ma colère céda la place
à l'embarras. Il se montrait tellement sûr
de lui que je ne le reconnaissais plus.
Brusquement, Joël sortit et monta dans sa chambre.
J'allais frapper à sa porte.
Veux-tu
un somnifère ? Il me restait quelques pilules datant
de la période troublée qui précéda
mon divorce. Il secoua de nouveau la tête. Visiblement,
je l'énervais. Je ressortis fermant la porte derrière
moi, et je descendis pour apaiser Véronica. Elle
était partie sans faire la vaisselle, constatation
qui m'inspira des doutes quant à son retour
Bonsoir,
Nor.
Joël se tenait dans l'embrasure de la porte.
On boit
à notre réconciliation ?
Je ne pus m'empêcher de sourire. Dans son enfance,
nous avions érigé en règle de vie,
que le soleil ne se coucherait jamais sur nos disputes.
Une tasse de cacao avant d'aller au lit scellait notre amitié
retrouvée. Il me renvoya de la cuisine et prépara
lui-même les tasses et les soucoupes.
Le lendemain matin, j'eus un réveil pénible.
J'avais un goût métallique dans la bouche.
Quand j'essayai de regarder l'heure, les aiguilles de ma
pendule de chevet se brouillèrent. Je dus faire un
effort pour prendre la cafetière automatique et me
verser une tasse de café. Pendant que je buvais,
mon regard fut attiré par le flacon de somnifère
posé sur la table de nuit, et je me demandai si par
hasard, j'avais pris des pilules sans m'en rendre compte.
Le niveau me parut plus bas, mais je n'en étais pas
sûre.
Saisie d'une impulsion soudaine, je me levai et enfilai
ma robe de chambre. A pas de loup, j'allai jusqu'à
mon bureau. Joël était couché sur le
divan et dormait profondément. L'esprit apaisé,
je retournai dans ma chambre, me versai une seconde tasse
de café et mis en marche le transistor.
Je pris un bloc et un crayon pour écrire la liste
des commissions : steak, orange, viandes pour le chien,
foie pour le chat.
« La fille du sénateur Kenneth Talbot, de la
commission des Affaires étrangères, a été
assassinée ce matin dans son appartement. La victime,
Sherry Talbot, vingt-deux ans, frappée d'un coup
de couteau et décapitée, fut découverte
par son père. Le sénateur était parti
de Washington à destination de New-York la nuit dernière.
Le médecin légiste a situé l'heure
approximative du décès vers minuit en attendant
un examen plus précis
»
Le temps semblait s'être arrêté. La voix
du speaker me plongeait dans un abîme.
«
En entrant dans l'appartement, le père
de la victime et le concierge ont trouvé la tête
de la jeune fille accrochée par ses longs cheveux
à une branche de lierre. La police n'a constaté
aucun indice d'effraction
»
C'était deux policiers en civil de la quatrième
division. L'un me montra sa plaque. Il se nommait Brady.
Je les conduisis dans le salon comme un automate. «
Ce n'est pas possible, je rêve », me répétai-je
sans cesse. C'est la seule réaction dont je me souvienne.
Naturellement, ils étaient venus chercher Joël.
Je le revis endormi sur le divan. Mais le bureau était
dans l'ombre. S'il y avait des traces de sang, je n'aurais
pas pu les remarquer. Je refoulai cette pensée.
Je vais
lui annoncer que vous êtes là, dis-je à
Brady.
Ils se levèrent.
Nous l'en
informerons nous-mêmes.
Ils me firent monter. Je leur indiquai le bureau. Ils entrèrent
après avoir frappé et refermèrent la
porte. Je restai dans le couloir.
Au poste de police, Joël entra dans le bureau de l'inspecteur
avant moi. Du banc où j'étais assise, je pouvais
voir la porte derrière laquelle se jouait son destin,
mais j'eus beau prêter l'oreille, je ne pus saisir
le ton de la conversation.
Le trajet dans une voiture anonyme ne m'avait rien appris.
Joël était livide, mais je ne remarquai sur
lui aucune trace de sang. Loin de le traîner au poste,
menottes aux poignets, les policiers le traitaient avec
une sorte de déférence distante, mais peut-être
était-ce mauvais signe.
J'eus un brusque sentiment de honte pour les soupçons
qui m'assaillent. Comment mon frère qui était
la douceur personnifiée aurait-il pu commettre un
crime pareil ? Aucun de nous n'était capable d'égorger
un poulet.
Quand ma conviction se fut raffermie, je me redressai sur
mon banc et je réfléchis à ce que j'allais
dire à l'inspecteur. Peut-être valait-il mieux
omettre certains détails ; le changement de Joël
sous l'effet du champagne, le départ subit de Sherry.
Une sonnette vibra. Brady se leva et entra dans le bureau
de l'inspecteur. Quand la porte se rouvrit, Joël apparut
à côté de lui. Il était toujours
blême.
A vous,
madame Benson, me dit Brady.
Au moment où je me levais en essayant de paraître
sûre de moi, ma mémoire me joua un tour. Le
souvenir du couteau à cran d'arrêt resurgit.
Puis je me rappelai cette nuit où il était
descendu par la fenêtre, et son retour avec une main
ensanglantée ; je sentis ma conviction s'ébranler
de nouveau.
L'inspecteur adjoint Ruse était un homme roux aux
traits anguleux, extrêmement aimable, beaucoup trop,
à mon avis, étant donné les circonstances.
Mais je répondis à son sourire lorsqu'il me
désigna un siège à côté
de son bureau.
Je me demandai s'il me serait permis de fumer, mais je ne
vis pas le moindre cendrier. Le bureau était aussi
nu que les murs. La pièce, pourvue d'un appareil
à air conditionné, n'avait même pas
de fenêtre.
Je suis
désolé de vous déranger à une
heure aussi indue, commença Russel. J'espère
que vos enfants n'arriveront pas en retard à l'école.
Brady avait dû lui signaler l'existence des enfants.
Soyez tranquille,
répondis-je. Ils vont à pied de la maison
à l'école.
Parlez-moi
donc de la soirée d'hier, dit-il.
C'était le moment que je redoutais.
Sherry a apporté du champagne, et nous en avons bu.
Ensuite, nous avons dîné, et Sherry nous a
quittés.
Il m'amena habilement à raconter tous les détails
de la soirée : les présents, la couronne en
papier doré, et même l'épisode de la
boucle d'oreille perdue, bien que j'aie paru prendre le
fait à la légère. J'ajoutai que, souffrant
d'un mal de tête, Sherry était partie de bonne
heure. Je me gardai de mentionner la scène que Joël
avait faite à Véronica
Quand j'eus terminé mon récit, il me demanda
l'adresse de Véronica. Je me sentis défaillir,
mais je n'avais pas le choix. Après l'avoir notée
dans son carnet, il me considéra.
Qui a placé
votre frère sous surveillance à Bellevue en
février dernier ? demanda-t-il d'un air soucieux.
Mon cur commença à battre la chamade.
C'est moi.
Je regrette,
mais il faut que nous soyons informés. Il est en
traitement pour ses absences de mémoires ?
C'est exact.
Un horrible soupçon s'empara de mon esprit.
Nous sommes
obligés de vous poser ces questions, Madame Benson.
Savez-vous que votre frère n'a aucun souvenir de
sa soirée d'anniversaire ?
Non, je
l'ignorais, articulai-je d'une voix sans timbre.
Réfléchissez
bien avant de répondre à la question que je
vais vous poser.
J'avais le sentiment qu'il connaissait déjà
les faits et voulait m'éprouver.
A quelle
heure votre frère est-il sorti cette nuit ?
Il n'est
pas sorti, répondis-je aussitôt.
Soudain, le souvenir de ma torpeur, au moment du réveil,
me revint à l'esprit.
A ma grande surprise, l'inspecteur Russel accepta mes explications.
Je n'ai
plus rien à vous demander, dit-il. Naturellement,
il se peut que nous ayons besoin de vous plus tard.
Je retournai dans la salle d'attente. Joël tremblait
de tous ses membres. En sortant, je lui touchai le bras
et le sentis frémir.
A l'entrée du poste de police, une multitude de caméras
de télévision se braquèrent sur nous.
En bas des marches, une foule de journalistes nous attendait.
Sherry était non seulement la fille du sénateur
Talbot, mais aussi une personnalité mondaine très
en vue.
L'année précédente, plusieurs filles
avaient été décapitées. On en
avait trouvé une à Central Park, la tête
pendue par ses longs cheveux blonds, à une branche
d'arbre. On pensait que Sherry était sa dernière
victime. « Mon Dieu, implorai-je, faites que Joël
ne soit pas le coupeur de tête, qu'il ne soit pas
l'auteur d'une série d'assassinat. »
Mais Joël était absent de se kaléidoscope.
Tanger,
murmurai-je.
Je recommençai à respirer. Pendant que le
« Coupeur de tête » poursuivait ses victimes,
Joël était au Maroc.
Carrie nous lut une description du Coupeur de tête
vu par un célèbre psychiatre : «
Une
longue chevelure constitue sans doute un facteur primordial
dans le choix des victimes
»
Carrie posa le journal sur ses genoux et commenta :
Si nous
nous coupons les cheveux, nous serons tranquilles. Je vais
chercher les ciseaux.
Ne sois
pas stupide, dis-je machinalement, toujours préoccupée
par Joël.
Assis dans le fauteuil, il relisait le Côté
de Guermantes, de Proust. Du moins, il avait les yeux fixés
sur le livre.
En l'absence de Véronica, je dus préparer
le déjeuner. Je ne mettais pas trompée dans
mes prévisions. Quand je téléphonai
chez elle, sa tante me répondit qu'elle était
partie pour San Juan, à Porto Rico, auprès
d'une parente malade.
C'est papa,
dit-il ; il a l'air d'être d'une humeur !
Effectivement, Ted était furieux : il venait de lire
les journaux.
Est-ce
que Joël est impliqué dans l'assassinat de cette
fille de la haute société ?
Comme toujours, il allait droit au fait.
Un moment,
je vais prendre la communication là-haut. Excuse-moi,
Ted, ils étaient tous autour de moi.
Voyons
si j'ai bien compris, dit-il. Cette Sherry est la fille
qui nous a empoisonné l'existence l'année
dernière ?
Il voulait parler de la fugue de Joël et de sa dépression
nerveuse consécutive.
C'est bien
elle, ils se sont revus.
J'ai appris
que Joël habitait chez toi.
Les enfants avaient dû le lui dire au cours de leur
visite hebdomadaire.
Simplement,
en attendant de trouver un autre appartement.
Il paraît
qu'il se fait soigner par Erika. Pourquoi vous êtes-vous
adressés à elle ?
Pour sortir
de Bellevue, il fallait qu'il suive un traitement thérapeutique
chez un psychiatre privé.
A-t-il
eu des réactions consécutives à la
prise d'hallucinogènes ?
Oui, dans
un sens, mais Erika est très efficace.
Quelles
formes prennent ces réactions ? demanda-t-il avec
une patience exaspérante ; absences ? voyages imprévus
?
Pas exactement,
il a eu quelques crises d'amnésie.
D'amnésie
? (Il parut surprit.) Ce n'est pas un symptôme courant.
Il y eut un silence pendant qu'il réfléchissait.
Ma gorge se serra. Ted était dangereusement intelligent.
A-t-il
eu une crise cette nuit ? reprit-il.
Tu es fou
! explosai-je. Il a pris du L.S.D. comme des millions d'autres
jeunes Américains, ce qui ne veut pas dire qu'il
soit un
assassin. Il y eut d'autres crimes semblables
auparavant. La police recherche
celui que les journaux
appellent : le Coupeur de tête.
Justement,
répondit Teddy, implacable. Je ne veux pas que mes
enfants soient menacés par un danger de ce genre.
Quel danger
? grondai-je. A l'époque où les autres crimes
ont été commis, Joël était au
Maroc.
Renvoie-le
de ta maison ! ordonna-t-il enfin.
Au cours des deux semaines suivantes, ma vie fut un véritable
cauchemar. Il m'était impossible d'obéir à
Ted. On ne chasse pas son frère au milieu d'une enquête
criminelle. En outre, Joël était complètement
effondré.
Je savais qu'il était allé au Maroc et qu'il
avait reçu l'argent que je lui avais envoyé
là-bas. Mais il me fallait d'autres preuves.
J'allai vérifier, à la bibliothèque
municipale. Je repérai les dates dans l'index du
« New York Times », sous la rubrique «
Assassinat et tentative d'assassinat ; ville de New York
». Je relevai les renseignements sur une vieille enveloppe,
et j'allais dans la salle des microfilms prendre connaissance
des documents.
NOUVEAU MEURTRE A CENTRAL PARK
Une
troisième femme décapitée
La nuit dernière, une jeune fille a été
assassinée près du lac des Canots,
à Central Park.
La victime, Victoria Diaz, 19 ans, demeurant dans
la 110ème Rue, a eu la gorge tranchée.
Au début de la matinée, un passant,
Daniel Hoey, qui promenait son caniche, a découvert
la tête sectionnée, pendue par les
cheveux à une branche d'arbre. Le tronc fut
retrouvé dans un buisson, à quelques
mètres de là.
C'est la troisième affaire de femme décapitée
en quatre mois.
Le médecin légiste a constaté
que la jeune fille avait été frappée
d'un coup de couteau à la gorge. Elle n'a
opposé qu'une faible résistance à
son agresseur, et apparemment elle n'a pas été
violée. On situe l'heure approximative du
décès vers minuit. Le sac de la victime,
retrouvé près du corps, contenait
une somme d'argent correspondant à son salaire
hebdomadaire. Une autopsie sera pratiquée
à l'hôpital Bellevue.
La police recherche un témoin éventuel,
Tonio Perez, âgé de dix-sept ans, demeurant
au 405 de la Deuxième Rue.
|
Les yeux fixés sur l'adresse de Joël, j'essayais
de comprendre ce que signifiait cette coïncidence.
Enfin, je consultai mes notes et je déroulai le microfilm
jusqu'à la fiche du 17 octobre.
L'article était intitulé : On recherche le
témoin introuvable
Il rapportait que, la nuit
du meurtre de Victoria Diaz, un agent qui n'était
pas au courant du crime, avait vu un garçon rôder
près du lac. Etant préposé à
la surveillance du parc, il l'avait interrogé. Lorsque
la police s'était rendue à son domicile, Tonio
Perez avait disparu.
Je remis le film au bibliothécaire, et, tandis que
je traversais Bryant Park, le nom de Perez s'inséra
à sa place. C'était celui du concierge de
Joël ; je revis en pensée, la femme au visage
tourmenté, avec son eau magnétique, ses cloches
et son encens. Tonio Perez était probablement son
fils
Je me représentai la police frappant à sa
porte, lui posant des questions. Madame Perez avait dû
connaître les craintes que j'éprouvais moi-même
et essayer de couvrir son fils comme j'avais couvert Joël,
car, lorsque le « Times », prudent, employait
le mot "témoin" il était évident
qu'il voulait dire
"suspect". La police
croyait sans doute que Tonio était le Coupeur de
têtes, c'est pourquoi Joël avait été
traité avec égards
Je me rappelai la frayeur de M. Perez, le jour où
j'étais allée récupérer Walter.
Peut-être Tonio se cachait-il dans les parages. Joël
devait le connaître. Je pensai à sa singulière
maîtrise de la langue espagnole et à l'intérêt
bien connu de Sherry pour le sensationnel. Je les imaginais
aisément le traitant en ami, pour découvrir
ensuite qu'ils avaient un redoutable protégé
sur les bras.
Mon imagination aussitôt s'exalta. Avait-il terrorisé
Joël au point de l'obliger à lui obéir
et à simuler l'amnésie pour se couvrir ? Mais
le soir où je l'avais trouvé inconscient dans
son appartement, Joël était inoffensif, il n'accomplissait
aucune besogne sinistre. Mon esprit, confus, tournait autour
de ce mystère
Je fus de nouveau frappée en pensant à l'expression
de Véronica, à son étrange mouvement
de recul
A ce stade, mon esprit cessa de tourner en
rond.
Je fis signe à un taxi et donnai l'adresse de Véronica.
Devant une boutique, je reconnus les minuscules bananes
que je n'avais pas revues depuis mon voyage à Porto
Rico ; à côté se trouvait un panier
de mangues tachetées
Je m'arrêtai devant l'immeuble de brique rouge où
habitait Véronica. Le hall d'entrée me rappelait
celui du 405 de la Deuxième Rue : carrelage cassé,
odeur de poisson frit, murs couverts de graffiti
Au
second étage, je repérai l'appartement de
Véronica et frappai à sa porte. Elle s'ouvrit
Je viens
voir Véronica Zayas. C'est bien ici qu'elle habite
?
Il y eu un moment de silence pendant lequel je renonçai
à l'espoir de me faire comprendre en anglais.
Véronica
Zayas ! Répétai-je.
Finalement, l'aînée des enfants se décida
à répondre :
Oui, fit-elle
à voix basse.
Va-t-elle
rentrer bientôt ? Je peux l'attendre ?
Elle se contenta de sourire. Je m'assis timidement sur le
bord d'un fauteuil.
Au bout d'une heure, je cherchai, dans mon sac, un stylo
et un morceau de papier, et, sans grand espoir, j'écrivis
: Véronica, téléphonez-moi, je vous
prie. Nora Benson.
Les enfants me regardèrent sortir avec indifférence.
Au coin de Lexington Avenue, je me heurtai à Véronica
; Elle portait le sac qui contenait sa blouse et ses chaussures
de travail. Je m'efforçai de la retenir.
Je vous
en prie, Véronica, suppliai-je ; je vous ai attendue.
Je ne peux
pas retourner chez vous, dit-elle sur la défensive.
Vous nous
manquez beaucoup, mais je sais que vous ne pouvez pas revenir,
je le comprends.
Elle parut soulagée, mais cette question étant
réglée, elle se demandait ce que j'étais
venue faire dans le Barrio. Incapable de trouver un moyen
subtil pour l'amener à comprendre que j'avais besoin
d'elle, je lançai précipitamment :
Il y a
un garçon nommé Tonio Perez
Son visage se figea et elle s'écarta. L'attrapant
par le bras, je lui expliquai que j'avais découvert
ce nom en consultant les journaux.
Est-ce
le fils du portier de Joël ? demandai-je.
Véronica garda un silence obstiné.
Joël
a dû le voir pendant qu'il se cachait de la police
!
Ne vous
occupez pas de ça, Madame Benson, dit-elle avec un
regard sombre et dur.
Je sais
que Joël a été odieux avec vous, Véronica,
mais vous seule, pouvez m'aider. Il a de graves ennuis,
et il est mon frère.
Un instant, le regard sombre s'adoucit.
Vous avez
deux enfants, dit-elle en se ressaisissant ; emmenez-les
loin d'ici et dépêchez-vous.
Ces paroles semblaient proférées par quelque
pythie. J'en eus le souffle coupé.
Et maintenant,
il faut que je m'en aille, reprit-elle.
Non, ne
partez pas !
Je pensai soudain, qu'elle croyait Joël responsable
de toute cette boucherie. Je me surpris à lui donner
les dates des crimes commis pendant son voyage au Maroc.
Les flics
savent qui a tué ces filles, murmura-t-elle.
C'est Tonio,
n'est-ce pas ?
Oh ! oui,
tout le monde le sait.
J'eus l'impression de m'être meurtri les poings sur
une porte qui avait toujours été près
de s'ouvrir. Je me sentis soulagée d'un énorme
poids. Après son avertissement sinistre concernant
mes enfants, la facilité avec laquelle elle admettait
la culpabilité de Tonio me parut déconcertante.
Si c'est
Tonio, ce ne peut être Joël, insistai-je. Alors,
pourquoi me conseillez-vous de fuir avec les enfants et
d'abandonner mon frère ?
Cette fois, le regard sombre se troubla
Savez-vous
où Tonio se cache ? demandai-je avec douceur. Si
la police pouvait le retrouver
Son visage s'était crispé. Je craignis qu'elle
ne prît la fuite. Je me mordis les lèvres.
Je n'aurais pas dû mentionner la police.
Si Carrie
et Peter sont en danger, dites-le moi.
A ces mots, elle poussa un soupir qui semblait venir du
plus profond de son être.
Venez !
dit-elle.
Sans un mot, elle s'engagea dans Lexington Avenue, et je
lui emboîtai le pas
|
|
|