Chapitre IV…



 


Alan Kardec
et son époque…

 


Un mauvais coup du sort…

   
   


Malheureusement, l'oncle Duhamel, bailleur de fonds, ne pratiquait pas les vertus dont son neveu s'était fait le champion : il était joueur et fréquentait les tripots de Spa et de Baden-Baden.
Voilà qu'il a tout à coup besoin de 45 000 francs pour réparer ses pertes. Il oblige son neveu à mettre en vente la florissante institution de la rue de Sèvres. Etant donné la bonne réputation de l'établissement, il trouve un acquéreur qui aussitôt verse la valeur du terrain et de l'immeuble soit 90 000 francs dont la moitié revient aux époux Rivail.
Sur le conseil d'Amélie, Léon place cette somme considérable chez un négociant, un « brave ami », qui leur déclare que leurs vieux jours sont assurés.
Mais le futur Kardec n'a aucun goût pour la retraite. Il est dans la force de l'âge et, d'accord avec sa femme, songe a fondé une nouvelle institution dans un bâtiment plus modeste étant donné la somme dont il dispose.
Nouveau malheur, un mois plus tard : le « brave ami » fait faillite. Les époux Rivail sont ruinés. Ils font face avec courage : Amélie réduit leur train de vie et Léon, qui ne lui fait aucun reproche et ne veut rien devoir à son beau-père, prend en charge trois comptabilités, dont celle des Folies-Marigny, ce qui permit plus tard à ses détracteurs, dont René Guénon, de raconter qu'il était auteur de vaudevilles.

Pour compléter ses ressources, et surtout pour ne pas rompre avec l'enseignement, il sollicita -et obtint- un poste de professeur au lycée polymathique, lycée privé qui s'ajoutait aux lycées d'Etat : Descartes, Saint-Louis, Charlemagne, Bonaparte (futur Condorcet). Il enseigna également au cours Lévy-Alvarez, très réputé à cette époque. Le soir, il donnait chez lui, gratuitement, à des élèves indigents ou en difficultés, des cours de physique, de chimie, d'astronomie et d'anatomie.
Enfin, il trouvait le moyen -et le temps- de rédiger de nouveaux ouvrages scolaires qui allaient lui assurer une certaine notoriété et d'appréciables revenus. Citons quelques titres :
     – Manuel des examens pour les brevets de capacité 1846
     – Cours complets théoriques et pratiques d'arithmétique 1847
     – Catéchisme grammatical de la langue française 1848
     – Dictées du premier âge 1850
     – Dictées du second âge 1850
Ces ouvrages sont si clairs, si attrayants, qu'ils recevront les prix académiques et seront adoptés par l'Université…

[…]

Amélie Rivail fut enchantée de reprendre du service…
Toutefois, ni elle, ni son mari n'étaient dans leur voie authentique ; ils le sentaient confusément et en souffraient. Ils ne possédaient plus le capital qui leur aurait permis de fonder une institution digne de la première. Maître Julien Boudet n'était plus là pour leur prêter les fonds nécessaires. Ils n'étaient désormais que les collaborateurs légèrement appointés de Lévy-Alvarez beaucoup plus connu à l'époque que M. Rivail… Le fait d'être ruinés, de ne pouvoir créer une œuvre bien à eux, était une épreuve très lourde, mais en y réfléchissant elle était providentielle ; ils le comprirent quinze ans plus tard.

Dans le monde de l'Esprit on voulait que le pédagogue Léon Rivail disparût pour laisser la place à Allan Kardec et au spiritualisme expérimental. Il avait mieux à faire que d'enseigner le calcul et l'orthographe aux jeunes générations.
Si le « brave ami » n'avait pas fait faillite, M. Rivail, décoré des palmes académiques, honoré des condoléances personnelles du ministre de l'Instruction Publique, se serait paisiblement éteint dans les années 80, après avoir écrit des quantités d'ouvrages scolaires et présidé une cinquantaine de distributions des prix. Il n'aurait pas accompli, dans le silence et sans violence, son extraordinaire évolution philosophique. Et qui le lirait encore aujourd'hui ?


Tandis que l'horizon national continuait à s'assombrir et que se déroulaient les terribles journées de juin 1848, George Sand recevait de son amie Marie Dorval, une lettre désespérée où la comédienne lui faisait part de la mort de son petit-fils Georges.
George Sand lui répondit le 16 juin 1848 ce qui suit :
– « Je ne voulais pas croire à cette affreuse nouvelle qu'on ne m'avait pas donné comme certaine, et je n'osais pas t'interroger ma pauvre chère Marie. Ta lettre me brise le cœur et je pleure avec toi cet heureux enfant béni de Dieu, puisqu'il est retourné à lui avant d'avoir connu notre triste et affreuse vie. Il est bien heureux, lui ! Il n'a vécu que de soins, d'amour, de caresses et de gaieté. Il n'est pas dans ce petit tombeau où tu vas pleurer. Il est dans le sein de Dieu. Quel que soit son paradis, il est bien là où il est, puisqu'il y est retourné pur comme il était venu. Soit tranquille pour ton enfant, il est aimé ailleurs en ce moment et l'amour que tu lui portes toujours en dépit de la mort, l'accompagne et le protège dans une autre sphère d'existence où il te voit et te sourit sans cesse…
"Dieu est juste, il n'est point implacable et vindicatif comme les hommes." Il n'y a ni folie, ni bêtise à croire à une vie meilleure où vont ceux qui nous quittent et où nous les retrouverons. Il me serait impossible quant à moi, de ne pas y croire, et ceux que j'ai perdus et aimés me semblent toujours vivants. Si la mort était quelque chose d'absolue, la vie n'existerait pas… »

[…]

J'ai cité cette admirable et complète profession de foi car elle résume l'enseignement du futur Kardec.






Chassés par la révolution de 1848, Louis-Philippe et Marie-Amélie s'étaient clandestinement embarqués à Trouville à destination de l'Angleterre.
La deuxième république était proclamée… et Léon Rivail se retranchait dans des lectures. Il s'intéressait à présent à Mesmer qui avait encore des adeptes. Par exemple son ami Fortier, qui lui expliquait comment au moyen de passes accompagnées d'un effort de volonté, il plongeait une personne dans un état anormal appelé somnambulisme. Les facultés du magnétisé étaient alors accrues au point de pouvoir lire, les yeux cachés par un bandeau, dans un livre fermé. Percevoir à de grandes distances des scènes réelles, capter la pensée du magnétiseur, découvrir des objets égarés et même prédire l'avenir devenaient une sorte de jeu.
Fortier était incapable d'expliquer les principes et les lois régissant ces phénomènes qui laissaient M. Rivail parfaitement septique. Quand il s'agissait de son ami -dont il ne mettait pas en doute la bonne foi - il les attribuait à sa naïveté quand il s'agissait des autres, il les traitait de charlatans.
Un autre de ses amis, le libraire-éditeur Maurice Lachâtre, lui parlait de palingénésie : c'était le nom que l'on donnait alors à la réincarnation, ce mot ne devant apparaître qu'en 1875.
– « La palingénésie, »disait-il, « explique l'Homme sans le secours du péché originel et de la révélation. Elle fait du progrès une loi nécessaire… La fable du Phénix renaissant de ces cendres me semble être une figure allégorique de la palingénésie. »

[…]

- Ce sont les Grecs qui ont raison, comme les Hindous, comme les bouddhistes, comme les Gaulois.
Dix ans plus tard, Maurice Lachâtre devait se convertir au spiritisme et mettre au service d'Allan Kardec ses talents de libraire et de diffuseur. Pour l'instant, il travaillait à son "Dictionnaire Universel", véritable monument élevé aux Lettres et aux Arts, instrument puissant de propagande démocratique et philosophique : « Arsenal inépuisable où la génération actuelle trouvera les armes qui lui seront nécessaires pour combattre le fanatisme religieux, le despotisme politique, les mauvaises passions, l'égoïsme, l'orgueil, l'amour des richesses, l'oisiveté, l'exploitation de la classe ouvrière et de la femme, les abus et les privilèges des castes aristocratiques. »
Nous retrouverons Maurice Lachâtre en octobre 1861 à Barcelone, lors de l'autodafé des œuvres de Kardec.
En ce qui concerne les vies successives, Lachâtre partageait les idées de Jean Reynaud. En 1835 il avait fondé avec Pierre Leroux, ex-saint-simonien et grand ami de George Sand, « l'Encyclopédie Nouvelle ». Ce monument devait, lui aussi être l'équivalent de « l'encyclopédie » du XVIIIe siècle, mais dans un tout autre esprit. Les titres des principaux articles parlent d'eux-mêmes : « Druidisme… » ; « Origène… » ; « Palingénésie… » ; « Vie future… »
En 1848, il fut happé par la politique…

[…]

Rendu à la vie privée, le philosophe de la palingénésie, décida de n'en plus sortir et de se consacrer uniquement aux thèmes qui l'avaient passionné pendant sa jeunesse. C'est alors qu'il commença à écrire son œuvre majeure : « Terre et Ciel » où la beauté du style le dispute à la solidité de la pensée.
Maurice Lachâtre parlait avec enthousiasme de Jean Reynaud et tentait de rallier à ses idées le professeur Rivail, mais ce dernier résistait de tout son cartésianisme, renforcé par son éducation helvético-protestante.


M. Rivail avait un troisième ami : M. Carlotti, un pétulant Corse qu'il connaissait depuis 1830. Carlotti s'enthousiasmait pour toutes les nouveautés surtout celles qui venaient d'Amérique. Il lui raconta comment les membres de la famille Fox, du village de Hydesville, (Etat de New-York) avaient entendu, en mars 1848, des bruits insolites au dernier étage de leur maison : coups frappés sur le plancher, chaises renversées ou déplacées. On visita les chambres il n'y avait rien.
Bientôt tout le village fut en émois et en ébullition. Un précédent locataire vient apporter son témoignage et déclara qu'il avait distinctement entendu frapper à sa porte deux coups sonores. Il avait ouvert, il n'y avait personne.
La maison du Pasteur Fox continue à être hanté ; le fantôme -devenu familier- répondait à toutes les questions : l'âge des enfants, sa qualité d'Esprit, sa situation dans l'Au-delà…
Les jeunes filles eurent l'idée de se servir de l'alphabet. À chaque passage au-dessus d'une lettre signifiante, l'Esprit devait frapper un coup ; ce qu'il fit. Il put ainsi donner son nom : Charles Rayn, apprendre à la famille Fox qu'il a été assassiné et réclamer des prières. À ce récit M. Rivail haussa les épaules :
– « Carlotti, mon ami, je ne peux croire que vous attachiez du prix à ces sornettes moyenâgeuses. De pareilles extravagances ne séduiront jamais que des Américains, peuple naïf et jeune. On ne verra jamais ça en Europe. Nous sommes en 1848 et des sujets autrement plus importants préoccupent nos contemporains. »
Faisait-il allusion au « Manifeste du Parti Communiste » qui été paru à Londres quelques semaines avant la révolution parisienne du 24 février ? Le texte de Marx et Hengels avait déjà été adopté par un congrès d'ouvriers de divers pays tenu l'année précédente dans la capitale anglaise. Expulsé de France en 1845, Marx s'était réfugié à Bruxelles où il n'était pas à l'abri des tracasseries policières puis à Londres où tout un chacun pouvait s'exprimer.
Le manifeste se terminait sur ce mot d'ordre : « Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! »
Enchanté des événements provoqués par la Fille aînée de l'Eglise devenue la Fille aînée de la Révolution, Marx se rendit à Paris en 1848 pour y apporter la bonne parole. Cependant, découragé par les velléités, les bavardages et les divisions des Français il se rendit à Cologne où la révolution venait d'éclater.
Dans aucune de ces villes, il ne monta sur des barricades car comme l'écrit un journaliste de l'époque : « M. Marx qui, dans le silence du cabinet et dans ses écrits, ne recule devant aucune conséquence de ses doctrines, et, dans la vie privée un homme paisible, honnête, doux, rangé, un vrai type de bourgeois allemand. »



 

 

 

 
 
Allan Kardec et son époque…