Lu dans le Quotidien du Médecin

 

 

 

Spiritisme…

…état des lieux

 

La Favela où médecins et guérisseurs
travaillent côte à côte.

 

   


Un « Havre de paix » fait de quelques constructions toutes simples au bord de la mer ; c'est ainsi qu'Eliane Contini, auteur d' « Un psychiatre dans la favela » [1] décrit le lieu créé par Adalberto de Paulo Bareto pour accueillir les différentes activités du « Mouvement intégré de santé mentale » au profit des habitants de la favela des 4 Varas de Fortaleza, ville du Nordeste brésilien.
De ses rencontres comme productrice à France Culture, avec le psychiatre brésilien, elle a en effet tiré un petit livre édité par "Les Empêcheurs de Penser en Rond" dans lequel elle évoque, à bâtons rompus, la favela, ses habitants, leurs croyances, le travail accompli par Adalberto, le psychiatre [2] et son frère avocat aux côtés de guérisseurs et surtout de guérisseuses.
Au psychiatre de passage en France, nous avons pu poser quelques questions sur une pratique hors du commun.


Le quotidien - Vos liens avec la France sont multiples, tant en raison des études que vous y avez faites que des échos et des aides que vous y avez trouvés pour soutenir votre action à Fortaleza. Pouvez-vous nous dire un mot de votre parcours en général, de celui qui passe par la France en particulier ?
Dr Adalberto de Paula Bareto - C'est vrai que j'ai fait mon CES de psychiatrie en France avec Pélicier, Vinatier, Guyolat, Hochmann ; que j'y ai découvert la systémique avec Jean-Claude Benoît, et surtout l'ethnopsychiatrie avec Georges Devereux.
Mais mes études en France m'ont aussi permis de devenir plus brésilien que je ne l'avais jamais été ; de croire davantage dans mes ressources culturelles, dans mes valeurs. S'il n'existe pas en France de favela au sens matériel du terme, on y trouve des favelas existentielles, peuplées de gens vidés d'eux-mêmes. La misère matérielle, si répandue au Brésil, n'a pas fait perdre aux habitants, le sens de la fête, de l'accueil, de la joie. D'où l'intérêt des échanges entre les pays et les cultures, échanges fondés sur le partenariat et le respect des différences, bien loin de cette sorte d'anthropologie affective et culturelle que développait la colonisation.


Le Quotidien - C'est dans cet esprit que travaille le professeur de psychiatrie et de médecine sociale à l'Université de Fortaleza que vous êtes, dans la favela comme dans un centre privé de thérapie familiale, en ville ? Comment conjuguer des univers aussi différents ?
Dr Adalberto de Paula Bareto - Je suis fier d'être médecin au sens occidental du terme ; je dis bravo à une médecine qui a découvert les antibiotiques. Mais le défi est de démontrer qu'on peut accepter la diversité. Pour moi, toute conviction est une prison et la médecine doit se libérer de la conviction que son savoir exclut celui des autres sous peine d'aveuglement ou de myopie intellectuels. Accepter le doute, c'est rester attentif, en recherche permanente, c'est permettre au mouvement créateur d'émerger. C'est aussi ouvrir la porte à une « écologie de l'Esprit » qui considère la santé comme un phénomène global relevant de l'éducation, de la politique, de l'économie, de l'histoire comme de la médecine.
Le problème est de trouver l'articulation entre les différents univers, entre le local et l'universel, entre le corps social et le corps biologique. Trouver la charnière au lieu de casser la porte.
Tenez, chez moi, 45 % des gens ont accès à la médecine officielle, ce qui est beaucoup. Mais celle-ci reste totalement inadaptée à des gens qui n'ont pas plus d'existence à leurs propres yeux qu'aux yeux du gouvernement : pas de papiers, pas de sécurité sociale, pas de logement, et qui, faute d'interlocuteurs -politiques, économistes, ou autres- auxquels adresser leurs demandes sociales, transposent ces demandes dans le monde symbolique, religieux en particulier.
Alors, avant d'aller voir le médecin officiel, on aura volontiers recours à des « transplantations d'âme » cette âme qui manque peut-être au médecin ; autrement dit, on demande à saint François d' « illuminer » le médecin et de le mener au bon diagnostic, au bon médicament. Et de ce fait, sachant que le médecin, c'est la calebasse qui contient le médicament à avaler, comment le traitement agirait-il si la calebasse est trouée par les pores de l'incompréhension ?


L'évolution des ex-voto suit celle des maladies

Le Quotidien - En pratique, comment s'opère cette « articulation » à Fortaleza ?
Dr Adalberto de Paula Bareto - Puisque nous parlons de saint François, évoquons le pèlerinage à Cadinbé, petite ville du Nordeste, où chaque année, des millions de pèlerins vont porter à saint François, à la maison des miracles, des ex-voto formés de bois plus souvent que de terres cuites, représentant la partie du corps guérie. Les étudiants de troisième année de médecine de l'Université de Fortaleza doivent tous suivre mon cours de médecine sociale et vont enquêter auprès des pèlerins qui leur racontent leur itinéraire thérapeutique, leur disent leur perception de la maladie.
Par ailleurs, nous avons fait une étude sur l'évolution des ex-voto de 1984 à 1994 -216 000 en onze ans !- pour constater une réduction spectaculaire du nombre de pieds et de jambes, ce qui correspond aux heureux effets de la campagne de vaccination antipoliomyélitique, et une multiplication tout aussi spectaculaire du nombre de têtes, têtes de femmes dans 65 % des cas : maux de tête, insomnies, dépressions sont liées aux poids des préoccupations concernant les besoins élémentaires, de logement, de nourriture, d'argent, d'éducation. Pour revenir à nos étudiants, ils passent aussi deux matinées par semaine à la favela -deux heures de travail pratique et deux heures de réflexion en commun- ils travaillent notamment à la « pharmacie vivante », jardin des plantes indiennes traditionnelles, analysées dans des laboratoires de l'université pour préciser leur activité : herbes broncho-dilatatrices, vermifuges, antiseptiques, calmantes sont aussi cultivées et préparées sur place, lyophilisées pour certaines dans un petit laboratoire avant d'être empaquetées dans des sacs en broderie fabriqués dans un atelier par des femmes de la favela. Les étudiants apprennent à prescrire ces plantes, mais recueillent aussi l'histoire et les perceptions des guérisseurs qui dirigent la « maison de la guérison ».


Le Quotidien - D'où viennent ces guérisseurs ?
Dr Adalberto de Paula Bareto - Chacun utilise ses références, issues des innombrables cultes répandus au Brésil, et ses techniques personnelles. Bien sûr, il y a un choix de départ : il n'est pas question d'accueillir des charlatans. Le mouvement offre une formation spécifique qui, loin de rechercher une uniformisation des savoirs, se fait sous forme d'échange, chacun étant à la fois élève et professeur : le médecin parle du corps biologique, le psy du corps psychique et le guérisseur umbandiste parle du corps selon la perspective africaine, le spirite selon la perspective spirite, etc. etc. Si la plupart des guérisseurs sont analphabètes, nous sommes analphabètes selon leurs codes spécifiques.
Pourtant, il n'est pas question que chacun puisse utiliser les techniques de l'autre, mais que chacun s'ouvre à l'existence de perceptions qui sont complémentaires et non évolutives l'un de l'autre.
Ces échanges représentent aussi un moyen d'appliquer le principe selon lequel tout groupe humain qui souffre de maladies spécifiques dispose aussi des moyens de s'en sortir, à condition que les individus qui composent ce groupe sachent écouter, s'organiser, discuter.


Le Quotidien - Les Occidentaux vous objecteront que l'espérance de vie comparée des pays de médecine occidentale pure et de médecine traditionnelle rend ce principe difficile à admettre ?
Dr Adalberto de Paula Bareto - C'est que les ressources existantes ne sont pas utilisées par les techniciens qui devraient les considérer comme un capital social et les utiliser comme tel. Entre l'exclusion de la participation de l'autre que pratique souvent la médecine officielle et l'immobilisme trop fréquent des pratiques traditionnelles, il y a une place pour un échange fructueux. Par exemple, pour lutter contre la mortalité infantile due à la pollution de l'eau, nous avons travaillé avec des potiers traditionnels qui ont su fabriquer des filtres efficaces beaucoup moins coûteux et plus faciles à utiliser par les femmes que les cartouches pour filtres chimiques à l'occidentale.
Autre exemple : vous savez que le Brésil est particulièrement touché par le SIDA. Il serait illusoire d'y appliquer des campagnes prônant à la manière occidentale le préservatif. Travailler avec des guérisseurs spécialisés dans les problèmes de sexualité est plein d'enseignements, permet des actions de préventions parfois efficaces. et met d'ailleurs en relief le caractère interactif d'une maladie qu'on ne peut espérer juguler en faisant abstraction du contexte ou de l'imaginaire des gens.


Le Quotidien - Un mot peut-être, avant de terminer, des autres activités du Mouvement intégré de Santé Mentale de Fortaleza et en particulier des séances de thérapies communautaires ?
Dr Adalberto de Paula Bareto - Tous les jeudis, en effet, se tient une séance qui réunit de 80 à 90 personnes autour du ou des thérapeutes : Fatinha la guérisseuse par exemple, moi-même, d'autres guérisseurs… A partir d'une situation de crise -conflit conjugal, deuil, dépression, alcoolisme, violence…- évoquée par l'un des participants, a lieu un échange au cours duquel chacun peut provoquer une solution, ce qui constitue une sorte de thérapie à la carte. Mais nous avons aussi un atelier d'« art-thérapie » avec douze jeunes qui fabriquent des cartes postales et vivent de leur vente ; un centre de défense et de promotion de l'enfance avec une école qui accueille une centaine d'enfants ; un cours d'alphabétisation pour les adultes ; une « Maison de la mémoire » qui accueille, sous forme de vidéos (également disponibles à la vente) l'histoire de la favela.
Et nous recevons des étudiants étrangers, américains venus de Harvard avec qui nous avons un accord, mais aussi belges, français…
Toujours dans cette optique selon laquelle la créativité apparaît à l'intersection de la technique ou de la science et de la culture, « c'est du frottement de la pierre contre la pierre que jaillit l'étincelle et du dialogue que naît la nouveauté. »


Propos recueillis par le Dr Dominique Brillaud


 
 

1.- « Un psychiatre dans la favela » Eliane Contini.
Collection : Les Empêcheurs de Penser en Rond. Synthélabo - 84 francs.


2.- Adalberto de Paula Bareto
Rua Frei Mansueto 150 - appartement 13101 -
65 075 070 FORTALEZA NE - BRESIL --
Telefax : [085] 263.38.42

 

 

   

le 23 octobre 1985